[CANNES 2014] Philippe Lacôte : « « Run » n’est pas un film sur la guerre en Côte d’Ivoire »


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Philippe Lacôte s’intéresse au parcours politique d’un jeune homme, Run qui donne son nom au film, dans une Côte d’Ivoire en crise. Mais loin de lui, toute entreprise de décryptage de la poltique ivoirienne. « Run », c’est avant tout « les 3 vies » d’un jeune patriote, mouvement qui a soutenu le régime de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo. Rencontre avec le cinéaste franco-ivoirien qui concourt dans la section Un Certain regard au festival de Cannes.

Afrik.com : Dans « Run », notamment parce que le jeune patriote que le héros finira par devenir rebelle, on a la sensation que la rébellion dans l’idée du réalisateur semble être la seule alternative disponible pour plus de liberté. Mauvaise impression, bonne interprétation ? Qu’en dites-vous ?

Philippe Lacôte :
C’est un malentendu. Je n’avais pas envie de faire une fiction de spécialistes, pour celui qui connaît le conflit ivoirien du début à la fin. Par exemple, quelqu’un me disait à propos du t-shirt porté par Run et sur lequel est écrit « ivoirité » que je le faisais porter à un patriote alors que c’est Bédié (l’ancien Président ivoirien Henri Konan Bédié, ndlr) qui a lancé le concept. Je lui ai répondu : « Est-ce que tu crois que je peux expliquer tout ça dans le film ? » Je n’ai pas parlé de la rébellion parce que je n’ai pas cherché à faire le constat de la politique en Côte d’Ivoire. J’ai cherché à raconter la trajectoire d’un homme qui devient jeune patriote. Si j’avais raconté celle d’un jeune homme qui devient rebelle, je n’aurais pas parlé des jeunes patriotes. C’est la vie de Run que je suis. Dans ce film, je ne suis pas en train de lister toutes les parties en présence dans la crise ivoirienne. C’est un portrait subjectif. Ce que je montre des patriotes ne veut pas dire que les autres n’ont rien fait ou que les patriotes eux-mêmes n’ont pas fait autre chose. Certains m’accusent également d’humaniser les « Jeunes patriotes » (mouvement qui a soutenu le régime de l’ancien chef de l’Etat ivoirien Laurent Gbagbo, ndlr) parce que je les filme en train de jouer à des jeux vidéo. Nous sommes sur un terrain glissant, sur un sujet politique mais « Run  » n’est pas un film sur la guerre en Côte d’Ivoire. Je ne résous pas tout.

Afrik.com : A l’origine de « Run », un projet documentaire. Pourquoi l’avez-vous prolongé avec une fiction ? C’était mieux ?

Philippe Lacôte :
Ce n’est pas mieux, c’est différent. Je viens de la fiction. Avant, j’étais reporter radio. J’ai eu à un moment envie de retrouver le réel. J’ai donc commencé à filmer en numérique, tout seul, tout en faisant mes fictions. C’est ainsi que j’ai fait le documentaire « Chroniques de guerre en Côte d’Ivoire » où j’ai filmé mon quartier sur la période qui couvre en partie celle de la rébellion. J’ai alors rencontré un jeune patriote à qui j’ai demandé comment il avait rejoint le mouvement et il m’a répondu : « Moi, j’ai 3 vies ». C’est ce que j’ai utilisé pour réaliser la fiction. Cette forme permet de prendre de la distance et de mettre des trajectoires humaines sur des discours politiques.

Afrik.com : A Cannes, les films africains qui sont présentés évoquent souvent un aspect politique de leur pays. C’est vrai pour vos aînés et la jeune génération, que vous incarnez, semble vouloir perpétrer la tradition. Les cinéastes africains ne peuvent donc parler que de politique ?

Philippe Lacôte :
Non ! Il y a des cinéastes africains qui ne parlent pas de politique. Grisgris (en compétion à Cannes en 2013) ne parlait pas de politique. Le dernier film de Souleymane Cissé ne parle pas de politique. Aujourd’hui, nous sommes sur un continent qui est en train de chercher sa voie. Il y a par conséquent beaucoup de mouvement, de soubresauts politiques. Je trouve cela plutôt positif. Va-t-on aller vers des situations où les Africains seront plus libres ou demeurer sous la coupe de régimes installés par d’autres puissances ? Aujourd’hui, ça se frotte ! Quand un pays comme la Côte d’Ivoire, qui a une population dont 70% à moins de 30 ans et qu’il n’y a pas d’emploi, c’est normal qu’on assiste à la manipulation de toute cette jeunesse. Je suis ivoirien. Je suis cinéaste. Comment je peux regarder mon pays qui a traversé dix ans de crise, – il y a des gens qui meurent, qui se battent, des gens qui pensent qu’ils ont raison -, et raconter un histoire d’amour, ce n’est pas possible. Le cinéma européen est fabriqué sur Allemagne année zéro (1948) de Rossellini. Le cinéaste italien va en Allemagne et fait un état des lieux. On est obligés de témoigner de ça. Et c’est ce qu’on a vu, ce qu’on a vécu, c’est ça qui remplit nos yeux… Par ailleurs, je suis fasciné par le politique parce qu’il contient du narratif. Qui dit politique en Afrique, dans le monde ou en Côte d’Ivoire dit violence, dit mystique… A travers la politique, le politique, on peut analyser beaucoup de composantes de la société ivoirienne.

Afrik.com : Cette dimension mystique est très présente dans le film notamment quand vous parlez du rêve d’enfant de Run, celui de devenir faiseur de pluies. C’était important pour vous de faire un clin d’oeil à cette Afrique des traditions ?

Philippe Lacôte :
C’était important de montrer un univers magique. Je suis un cinéaste qui aime les atmosphères. J’aime le cinéma fantastique. Le fait de dire que cet enfant, qui veut être faiseur de pluies, est en lien avec les éléments, la nature, a un vrai maître… on ouvre ainsi une porte au spectateur sur l’imaginaire. Ce qui est également important pour moi, c’est de transmettre à travers le cinéma l’imaginaire ivoirien qui est différent de l’imaginaire occidental. La frontière entre le visible et l’invisible, le réalisme et le merveilleux, le mystique et le non-mystique, est très mince. C’est pour ça que l’on peut voir quelqu’un se transformer en éléphant à l’écran. Je disais à la société qui faisait les effets spéciaux que cela n’en était pas un pour moi, c’était la réalité. La mystique est une composante importante de la vie en Afrique. Le quotidien, le temps humain, le temps historique et le temps mystique sont liés. Je voulais jouer avec toutes ces temporalités. C’est une belle chose la mystique !

Afrik.com : Autre relation mystérieuse, celle qu’Assa et Run entretiennent. Elle donne une vraie épaisseur au film parce que vous la soulignez. Comment avez-vous préparé vos comédiens ?

Philippe Lacôte :
Ils sont beaux les deux ensemble… J’ai eu la chance d’avoir deux supers acteurs : Abdoul Karim Konaté et Isaach De Bankolé. Nous avions plusieurs dimensions. D’abord, nous avons tourné en dehors d’Abidjan (la capitale ivoirienne), à Bassam (qui fut aussi pendant la colonisation la capitale de la Côte d’Ivoire). On étaient au bord de la mer, dans un endroit calme pour travailler. Nous étions par conséquent très concentrés et nous avions un seul décor que nous avons pris deux jours à éclairer. On pouvait donc tourner où on voulait. Ensuite, nous étions dans un huis clos. Il y a un couvre-feu et Run est recherché. Personne ne peut sortir de la maison : c’est comme si on mettait deux boxeurs sur un ring et, en même temps, on a deux générations d’acteurs qui sont en train de se transmettre quelque chose. Enfin, il y a cette relation père-fils, de maître à élève, de maître à penser… Ces deux personnes qui n’ont rien à faire ensemble – Run vient de la rue et Assa est un intellectuel – vont se retrouver dans un espace qu’ils ne peuvent pas quitter. Ils sont filmés comme sur un terrain de boxe avec une attention sur le côté charnel de leur relation si complexe. On a travaillé beaucoup sur des déambulations, des mouvements… Les acteurs, très physiques, étaient libres de circuler. La caméra les a donc suivis, d’où ce résultat : ce mélange d’urgence et de proximité.

Afrik.com : Votre film a quasiment un parcours cannois parce que votre film était à l’Atelier de la Cinéfondation en 2012. Qu’est-ce que cette sélection à Un Certain regard représente pour vous ?

Philippe Lacôte :
On ne peut pas dire que j’ai un parcours cannois. Il y a deux ans, j’étais effectivement à l’Atelier Cinéfondation qui est un tremplin et une vitrine pour la production. C’est déjà d’une certaine manière la sélection officielle cannoise puisque 15 réalisateurs sont choisis dans le monde avec leurs producteurs pour venir défendre leur projet. Cela a beaucoup aidé le film mais tous les projets qui sont passés à l’Atelier n’ont pas fini en sélection officielle. Ce n’était pas automatique. Etre à Cannes, c’est une véritable opportunité pour un cinéaste parce que ça apporte une énorme visibilité. Mais c’est surtout une énorme fierté pour mon pays qui n’était pas là depuis 29 ans.

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