Cameroun : une histoire de terres et d’huile de palme


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Acheter ou louer la terre des autres, par exemple en Afrique, devient monnaie courante dans le monde des affaires. Au risque de détruire l’équilibre des populations locales et les forêts tropicales. Exemple au Cameroun.

Christina Njonki est en colère. « On ne souffre pas ici, on n’a pas faim ! Il y a le manioc, le cacao, l’huile de palme, les mangues, les noix de muscade et de cola…On n’a pas besoin qu’on s’occupe de nous ! »

Comme bien d’autres petits cultivateurs de la coopérative de Ntale et de villages de cette région du sud-ouest du Cameroun, cette femme explique dans un film tourné en 2012 par l’ONG américaine Oakland Institute (« The Herakles Debacle ») qu’elle ne veut pas qu’on lui défriche sa terre et la forêt environnante pour planter des milliers d’hectares de palmiers à huile au profit d’un investisseur étranger, le tout dans des conditions jugées indignes par les communautés locales et des ONG.

Quelque 8500 à 14 000 habitants sont concernés par les conséquences du projet qui fait fulminer Christina. Ainsi que des pans gigantesques de forêts tropicales riches en biodiversité et pourvoyeuses de ressources. En mai 2013, l’investisseur en question, la société américaine d’agriculture Herakles Farms, a annoncé la suspension de son projet géant dans cette région forestière du Cameroun. Cette décision est l’aboutissement d’une mobilisation qui a commencé en 2009, lorsque Herakles Farms a obtenu du gouvernement camerounais une concession de 99 ans sur 73 000 hectares de terres et de forêt dans le sud-ouest du Cameroun, à la frontière du Nigeria, dans le but est d’exploiter une plantation de palmiers à huile. C’est la filiale camerounaise de Herakles Farms, la SGSOC, qui opère sur le terrain.

Alertées par ce projet de déforestation massive qui allait de surcroît priver les villageois de leurs terres et de leur gagne-pain, des ONG locales mènent alors l’enquête, relayées par Greenpeace et Oakland Institute. En novembre 2012, plusieurs militants de l’ONG camerounaise SEFE seront arrêtés par la police. En mai 2013, Oakland Institute publie un rapport, « Le double jeu d’Herakles Farms » qui dénonce, documents à l’appui, les failles et méthodes douteuses de l’entreprise new-yorkaise dans ce projet.

Un contrat surprenant

L’enquête révèle que les termes du contrat passé avec le ministère camerounais de l’Economie en 2009 – signé par le ministre Louis-Paul Motaze à l’époque – sont pour le moins étonnants. Le tarif de location de la terre est de 0,50 dollar à 1 dollar par hectare et par an. Or en Malaisie, pays de culture intensive de palmiers à huile, le tarif de location se situe entre 3000 et 4000 dollars par hectare…

Herakles Farms obtient aussi une exonération fiscale de dix ans sur ses bénéfices (contre 25% d’imposition en Malaisie). Enfin la société fait valoir la création de 7500 emplois. Un document interne d’Herakles Farm à propos de l’opération au Cameroun se félicite toutefois d’un coût de main-d’œuvre près de deux fois moins cher qu’en Malaisie, permettant de « réaliser une économie de 18 millions de dollars par an ». En outre, est-il ajouté dans ce texte, « Le chômage massif au Cameroun laisse penser qu’aucune pression salariale ne se fera sentir pendant de nombreuses années ». Une phrase qui en dit long sur l’ambiguïté du discours de cette société américaine dont le dirigeant, Bruce Wrobel, prône la lutte contre la pauvreté et affirme son engagement dans le développement durable. Une phrase, comme d’autres phrases, qui n’était pas censée être rendue publique. De fait, Greenpeace et Oakland Institute ont mis la main sur un ensemble de documents internes ou destinés aux investisseurs d’Herakles Farms, ainsi que sur des mails. Les ONG se portent garantes de l’authenticité de ces documents.

Des bénéfices pour la population ?

Comment le Cameroun a-t-il pu concéder des terres à des conditions aussi minimalistes, la question reste en suspens. Frédéric Mousseau, spécialiste des questions d’accaparement des terres à Oakland Institute, avance une explication. « Vous avez affaire à une entreprise qui promet d’amener le développement, l’emploi, alors même que des institutions comme la Banque mondiale ou le FMI vous pressent de créer des richesses, alors.. »

Sur le terrain, tandis que les premiers marquages de la SGSOC empiètent sur les parcelles exploitées par les villageois, le ton monte. L’emploi, les services médicaux et sociaux, les puits promis par Herakles ? « Rien n’est arrivé, et rien n’arrivera, car la population n’a jamais bénéficié des plantations de palmiers déjà existantes », s’énerve Peter Okpo, maire-adjoint de Mundemba. « Les gens gagnent moins dans les fermes industrielles que dans leurs petites exploitations familiales », assure Joshua Osih, un responsable politique local.

Dans le film tourné par Oakland, deux puits construits par Herakles sont inutilisables. Ils n’ont jamais fonctionné mais ils ont servi, selon Oakland, à obtenir le consentement des populations. « Nous sommes allés voir sur place car Herakles prétendait avoir le soutien des habitants », explique Frédéric Mousseau. « Nous avons rencontré beaucoup de personnes qui s’opposaient au projet, sans compter les lettres et pétitions d’associations locales. Il est vrai qu’avec la promesse d’un emploi ou par l’intimidation, des gens ont accepté le défrichage et l’empiètement sur leurs fermes. On leur a dit que de toute façon, le projet se ferait sans eux ». Et malheureusement pour nombre de fermiers, leurs terres appartiennent à l’Etat et ils ne les exploitent qu’à la faveur du droit coutumier.

« On dit qu’il faut des investissements dans l’agriculture en Afrique », observe Frédéric Mousseau. « Mais il existe des alternatives à ce genre de projets : donner aux petits agriculteurs locaux l’accès à de meilleures semences qui accroîtraient leur rendement. Et faciliter leur accès au marché », ajoute-t-il.

Un chantier en suspens

La mobilisation contre le projet d’Herakles a fini par alerter le pouvoir camerounais. Le ministère des Forêts a adressé en avril dernier à la société new-yorkaise un rappel à l’ordre, lui enjoignant de respecter la réglementation sur la conservation forestière. De fait, la SGSOC avait commencé à défricher alors qu’elle ne disposait pas de toutes les autorisations nécessaires. Bien qu’elle ait signé une convention avec l’Etat en 2009, la société devait obtenir un décret signé par le président. Or aucun décret présidentiel n’a été signé à ce jour. Autre point litigieux aux yeux des autorités : contrairement à ce qu’elle prétendait au début, Heraklès Farms entendait commercialiser le bois qu’elle couperait. Mais n’étant pas une société d’exploitation forestière, elle n’en a pas le droit. Le produit de cette vente aurait rapporté à Herakles quelque 60 à 90 millions de dollars, alors qu’elle avait annoncé « renoncer au bois au profit du gouvernement camerounais ».

Ces injonctions juridiques du gouvernement camerounais ont obligé Herakles Farms à suspendre ses activités dans la région. Cette nouvelle est vécue comme une victoire par les militants pour la sauvegarde de l’environnement. Une victoire aussi pour la reconnaissance de droits aux populations locales sur leurs terres et leur mode de production. « Cela envoie un message fort selon lequel les pays africains sont ouverts aux affaires, mais qu’ils ne sont pas ouverts au vol », déclare à l’agence de presse IPS la directrice d’Oakland Institute, Anuradha Mittal.

Le soulagement est pourtant de courte durée : en ce début juin, on apprend que le ministre camerounais des Forêts, Ngole Philip Ngwese, a levé sa mesure de suspension de l’abattage des arbres par Herakles Farms. Aucune justification n’a été donnée à cette décision. La transparence attendra.

Selon l’agro-économiste Hubert Cochet, professeur à AgroParisTech, interviewé par le think tank Terre Ethique, l’accaparement des terres s’accélère depuis les années 1995 en raison de l’envolée des prix agricoles qui génère une course aux terres cultivables.
Bien que difficile à chiffrer, la surface des terres louées ou achetées par des investisseurs dans le monde serait de l’ordre de 200 millions d’hectares, soit 15% des terres actuellement cultivées. Nombre de plantations industrielles engendrent des problèmes environnementaux car ils consomment beaucoup d’énergie fossile, d’engrais de synthèse et d’eau. Ils posent aussi un problème crucial d’emploi en raison du déplacement des populations ou parce que les projets génèrent peu d’emplois.

Dans les années à venir, l’Afrique pourrait connaître de violents conflits liés aux terres.

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