Alors même que l’armée est payée par les impôts pour protéger les populations, on se rend compte que dans de nombreux pays, elle devient une arme pour réprimer les populations et maintenir des régimes autoritaires. C’est le cas du Cameroun.
Dans son article, Louis-Marie KAKDEU, s’insurge contre les violences décomplexées de l’armée camerounaise envers les populations et contre le cynisme absolu qui consiste à exhiber, tels des butins de guerre, les corps sans vie de leurs victimes. Le Cameroun est une prison à ciel ouvert ! Réunions de plus de 5 personnes interdites, répressions des opposants et des journalistes. Le Cameroun est un État sécuritaire.
Sur sa page Facebook intitulée «Honneur et Fidélité», l’armée camerounaise expose régulièrement sans conséquence les corps sans vie des citoyens «neutralisés [tués]» pour radicalisation. A ce jour, près d’un millier de citoyens ont déjà perdu la vie dans la guerre de l’État contre ses propres citoyens. Certes, l’État camerounais est acculé par la pression des séparatistes et de la secte islamiste, mais ce n’est pas une raison pour bafouer tous les droits fondamentaux et commettre des horreurs. Comment l’État (néo)patrimonial, déjà tant décrié, a glissé vers un État sécuritaire ?
Un État sécuritaire anti-citoyens
Le concept d’État sécuritaire reste difficile à cerner. Toutefois, dans la connotation anglo-saxonne («Security State»), il s’agit de la situation d’un État qui privilégie les questions de sécurité intérieure et extérieure sur ses autres fonctions. Par le passé, l’État protégeait le peuple contre un ennemi extérieur clairement identifié. Aujourd’hui, l’ennemi est abstrait ; il se trouve dans le peuple ; il fait partie du peuple ; c’est le citoyen. L’État lutte contre ses propres citoyens sauf qu’il ne sait pas lequel est correct ou dangereux. Tout le monde devient potentiellement suspect. L’État de sécurité suppose donc la surveillance de tous et de chacun. Certes, la situation n’est pas nouvelle, puisque depuis les années 1960, l’État s’emploie à lutter contre la «subversion [soulèvement contre le régime en place]» (ordonnance n°62/OF/18 du 12 mars 1962). Ceci dit, la tendance s’est davantage aggravée.
Adieu, l’État de droit!
L’État sécuritaire se manifeste par la suppression de la souveraineté du peuple. Le peuple n’est plus gouverné par le peuple ; il est gouverné par les autorités sécuritaires. Par exemple, le citoyen souverain n’a plus le droit de contraindre le gouvernement à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque à travers des manifestations publiques. La loi n°2014/028 du 23 décembre 2014 portant répression des actes de terrorisme punit, au chapitre 2 Article 2, d’une peine de mort une telle intention. Cela veut dire que tout citoyen est susceptible d’être un «danger» pour le régime en place en fonction de la «qualification des faits». Une telle loi augmente les risques de dérive en supprimant de fait les droits civils et politiques, et en faisant de l’adversaire politique une cible potentielle.
Adieu, la justice civile!
En matière de justice, l’on observe que ce ne sont plus les civils qui jugent les civils ; ce sont les militaires qui font la justice. Au nom de la raison sécuritaire, ils peuvent traquer des citoyens partout, interpeller, «neutraliser» ou exposer des cadavres en guise de trophée de guerre en toute violation de la loi n°2005/ 007 du 27 juillet 2005 portant code de procédure pénale. Par exemple, dans le contexte de la crise anglophone depuis 2016, les leaders radicalisés, comme Mancho Bibixy, Félix Nkongho et Fotem Neba n’ont pas été jugés par un tribunal civil conformément à leurs statuts d’avocats ou de journalistes. Ils ont été jugés par le tribunal militaire au motif que leur protestation menacerait la sécurité de l’État.
Cela s’accompagne par la fermeture de la sphère publique ou mieux, la restriction des libertés de réunion et d’association. Le 23 janvier 2019, la manifestation pacifique organisée par le député Jean Michel Nintcheu a été interdite à Douala comme cela est de plus en plus le cas dans le pays. La loi n°2016/007 du 12 juillet 2016 portant Code pénal soumet même les attroupements de 5 personnes à l’autorisation des autorités de sécurité incarnées par le sous-préfet. Les articles 231 et 232 pénalisent celui qui organise, participe, convoque une réunion/manifestation non-autorisée. L’article 232 double la peine d’emprisonnement de celui qui ne se retire pas d’un attroupement après sommation des autorités de sécurité. Dès lors, il n’est plus possible de faire de la résistance pacifique au Cameroun. Pire, tout Camerounais est un potentiel prisonnier dans la mesure où il participe au quotidien, d’une façon ou d’une autre, à des réunions et attroupements non-autorisés. Il ne doit pas sa liberté à un droit civique garanti par la Constitution ; il doit sa liberté au régime de tolérance ou mieux, à la bonne volonté des autorités de sécurité qui peuvent en décider autrement à tout moment comme dans le cas du maire de l’opposition et potentiel candidat, Pierre Kwémo, qui a été mis aux arrêts en janvier 2019 pour «pillage en bande organisée» dans une affaire d’expulsion pourtant exécutée par un huissier de justice assermentée et tranchée en sa faveur par la Cour suprême en 2010.
Adieu, la liberté d’expression!
Une autre liberté fondamentale en danger est la liberté d’expression et de communication. Internet reste difficile d’être mis sous contrôle comme les radios et télévisions. Alors, l’on suspend ou réduit le débit en fonction des intérêts sécuritaires comme cela a été le cas dans la partie anglophone ou pendant la période électorale. La loi n°2010/012 du 21 décembre 2010 consacre la cybersécurité et pénalise la cybercriminalité. L’article 61 punit d’une peine d’emprisonnement allant jusqu’à 5 ans celui qui «résiste» aux autorités de sécurité ou qui ne fournit pas les informations demandées. En clair, un métier comme celui de journalisme, par exemple, se trouve attaqué en matière de droit de protection des sources. Le contexte sécuritaire fait des journalistes des collaborateurs ou de potentiels prisonniers comme dans les cas du correspondant de RFI, Ahmed Abba, condamné à dix (10) ans de prison ou des journalistes Rodrigue Tongué, Baba Wame et Félix Cyriaque Ebolé Bola poursuivis en 2014 pour «non dénonciation» de leurs sources (faits aussi réprimé par les articles 74 et 107 du Code pénal).
En somme, l’on voit bien qu’il n’existe presque plus d’espace de liberté au Cameroun. L’on note un mélange d’État patrimonial et d’État sécuritaire qui empoisonne le pays et compromet ses chances de développement. Comme la force ne résout pas tout, il est urgent de traiter des raisons politiques et économiques de la radicalisation des citoyens pour ne pas sacrifier la liberté au nom de la sécurité.
Louis-Marie KAKDEU, PhD & MPA