L’apprentissage : C comme Classes. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer.
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
C
CLASSES
Pour Marie-Pierre Thierry-Delvalle, ancienne – et toujours – copine, de classe!
C’est par l’école que nous, les enfants, avons découvert la France. Et s’il est devenu un lieu commun d’affirmer que l’école est un vecteur d’intégration, cela n’en reste pas moins une évidence. Même si l’école n’est pas tout.
L’école publique nous a permis de pénétrer dans des familles françaises – celles de nos copines de classe. Elle nous a appris le brassage social que connaît la France. Car dans le monde arabe des années 60 que nous quittions, c’était simple: il y avait deux classes, les riches et les pauvres. Soit vous apparteniez aux uns: aux personnes qui vivaient dans des appartements, qui avaient l’eau et l’électricité et tout le confort moderne, qui envoyaient leurs enfants à l’école, et dont les papas travaillaient dans des bureaux. Soit vous apparteniez aux autres: aux familles qui vivaient dans de pauvres maisons aux périphéries de la ville ou dans les villages, dont les parents étaient illettrés, et dont les enfants souvent n’allaient pas à l’école – ou en tout cas pas à la même école que vous.
En France, nous avons découvert quelque chose de nouveau: le mélange. Enfants de riches avec enfants de pauvres, dans la même école. Surtout, nous avons découvert qu’à l’école il n’y avait ni enfants très riches ni enfants très pauvres, mais des enfants plus ou moins riches ou pauvres. Nos classes d’école nous apprenaient les classes sociales, et, surtout, la classe moyenne, qui forme la majorité de la société française.
Surtout, nous avons découvert ce phénomène extraordinaire: on pouvait faire partie d’un groupe social et néanmoins être admis dans l’autre. Alors que chez nous, riches et pauvres étaient parfaitement ségrégés. On pouvait même naître dans un groupe – classe ouvrière par exemple – et finir par appartenir à un autre – classe bourgeoise – par les études. Bref, l’école publique de France nous a appris ce que notre vocabulaire d’enfant ne nommait pas encore: la démocratie.
Grâce à l’école publique, nous les quatre filles avons eu la chance de fréquenter tous les milieux sociaux.
Les aristos conscients de leur classe mais parfois guère plus riches que nous, le père salarié d’entreprise comme tout le monde mais pas rentier propriétaire de châteaux comme nous avions bêtement imaginé, mais ma mère se lia d’emblée avec ce groupe car ils lui rappelaient sa culture d’origine, catholiques comme elle, aimant les familles nombreuses aussi, et défendant la bonne éducation le respect des parents, bref des valeurs qui lui étaient familières.
Nous avons fréquenté des gens riches mais dont les parents ne l’étaient pas, ce qui était rarissime dans les pays arabes dont nous venions, par exemple un ingénieur très bien payé dont le père avait été petit employé. Nous avons fréquenté des familles riches – pâtissiers traiteurs commerçants – mais qui étaient snobés par les familles d’aristos même plus fauchés, qui les traitaient de bourgeois, et ne leur donnaient pas leurs filles à marier.
Nous avons connu des familles plus pauvres que la nôtre, des maisons plus petites, des parents qui n’avaient jamais voyagé, ma petite sœur eut une année dans sa classe la fille de notre femme de ménage, madame Aubin, et cela seul nous fit comprendre à quel point la société française est différente de celle d’où nous venions, car en Orient jamais fille de femme de ménage et fille de maîtresse de maison n’auraient pu s’asseoir côte à côte dans la même classe d’école.
Nous avons fréquenté des enfants d’émigrants, et des enfants métis, une amie mi-française mi-vietnamienne qui m’offrait du gingembre et du coco confit et par qui je découvris pour la première fois de ma vie une région du monde un type physique même que je ne connaissais pas. Une amie dont la mère était polonaise et qui me parla de fuites et d’exils d’une manière qui me toucha bien plus que ce que j’en avais jamais entendu à la télévision par des documentaires ou des fictions car là j’avais devant les yeux l’une de ces rescapées-là qui me racontait tout ça, dans le salon familial il y avait des photos en noir et blanc de couples heureux, d’enfants éclatants de joie, et apprendre que tous ces gens ces membres de sa famille avaient disparu me bouleversa plus que tous les chiffres dramatiques entendus jusque là toutes les photos tous les documents.
Nous avons fréquenté des enfants de combattants, des enfants de colons, des enfants d’expatriés, qui nous firent à leur façon découvrir le monde entier, avec ces familles-là nous étions particulièrement amis car ils avaient voyagé tout comme nous, parlaient des langues étrangères tout comme nous, et étaient nomades tout comme nous, cinq ans à Dakar trois à Djibouti quatre années en poste, justement, au Liban.
Nous avons fréquenté des enfants dont les parents venaient d’un peu partout en France, et à travers eux, à travers les week-ends les vacances où nous les enfants étions invités dans leur famille, nous avons découvert les régions de France, les maisons de campagne qui nous faisaient rêver car elles étaient pleines de ce que nous enfants d’émigrants ne possédions pas: de souvenirs, de passé.
Par les invitations chez les copines de classe, nous avons découvert des gens gais. Des gens plus réservés. Des gens optimistes. Des gens pessimistes. Des gens frileux. Des gens entreprenants. Des gens radins. Des gens généreux. Par l’école, par les familles de nos copines de classe, nous avons découvert des gens, tout simplement.
Aurions-nous découvert tout cela, toute cette France, si diverse et plurielle, si nous avions atterri, aujourd’hui, à Sarcelles, à Vaulx-en-Velin, à Saint-Denis? Si dans notre classe il y avait eu 60, 90% d’enfants de migrants comme nous? Aurions-nous appris la France, comme nous l’avons appris au cours de toutes nos années d’école, apprentissage « off-school » qui était, en réalité, l’apprentissage le plus important que nous ayons fait pendant toute notre scolarité, puis nos années d’études?
Ce n’est pas l’école qui permet aux enfants d’émigrants de s’intégrer. Ni même l’école publique, républicaine, laïque. C’est le mélange. L’école est une condition nécessaire, mais non suffisante. Car une école publique, républicaine, et laïque, composée en majorité d’enfants de familles migrantes, intègre parfaitement, oui, l’enfant dans le groupe qu’il côtoie chaque jour dans cette école: celui d’autres enfants de migrants comme lui.
Les études sur les villes qui ont parfaitement intégré leurs migrants, comme New York au siècle dernier, ont montré la chose suivante: c’est en côtoyant chaque jour, sur leur lieu de vie et de travail, des gens venus d’ailleurs, c’est en se mélangeant à d’autres groupes, que les nouveaux migrants se forgeaient cette nouvelle identité: Américains. C’est le mélange qui crée le melting-pot, « le pot de mélange ».
Alors quand je vois l’extension de la culture ghetto en France, quand je vois les crispations identitaires chez les enfants d’émigrants aujourd’hui, qui ne croisent que leurs pairs chaque jour à l’école, dans la rue, et dans les familles des copains du quartier, je me demande: comment pourront-ils un jour devenir, comme nous, Français, s’ils ne vivent pas parmi des familles françaises?
C’est quand les enfants d’émigrants seront, comme nous l’avons été, plongés dans la société de France, qu’ils pourront, comme nous l’avons été, devenir pleinement Français. Quand l’école, où l’enfant passe la plus grande partie de la journée, leur apprendra la leçon la plus essentielle pour tout enfant de migrant: la leçon de sociologie française. Qui sont les Français. Et comment ils vivent.