C comme Chiens


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L’apprentissage : C comme Chiens. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer.

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

C

CHIENS

Vivre en France, c’est apprendre à ne plus avoir peur des chiens. En Orient on n’aime guère les chiens: Ibn el kalb – « fils de chien » – est l’équivalent de « fils de p… »: c’est tout dire. Le chien est considéré comme impur, et, traditionnellement en Orient, les seuls chiens que l’on voyait étaient des chiens errants, pouilleux, malingres, affamés – et donc en effet menaçants.

Les premières années, nous avions toutes, nous les quatre filles – et ma mère également – peur des chiens. Nos amis devaient enfermer leur chien quand nous leur rendions visite, et s’étonnaient de notre peur panique devant ces bêtes poilues qui jouaient avec leur petit dernier, mais regardez donc il est gentil il ne vous fera rien.

Apprivoiser les chiens. Apprendre d’abord à les laisser s’approcher. A les toucher. A les caresser. A ne pas être dégoûtée lorsqu’ils vous lèchent. A ne pas avoir peur quand ils mettent leurs pattes sur vous pour vous saluer. A ne pas paniquer quand, en promenade, un grand chien fonce dans votre direction, pendant une séance de jeu avec son maître. Tout cela, je peux vous le dire aujourd’hui, m’a pris des années.

Maintenant je n’ai plus peur des chiens. Je sais même plutôt bien faire face aux chiens méchants que l’on croise quand on se balade à la campagne à pied ou en vélo, molosses qui vous barrent la route, vous aboient dessus, et parfois vous poursuivent. Il y a quelques années, j’aurais tout simplement rebroussé chemin!

Cela dit, et même si l’occidentalisation a aussi apporté dans nos pays les chiens dans les maisons parmi la bourgeoisie, nous les Arabes, même vivant en France, restons toujours étonnés de la place qu’occupent les chiens ici. Dans son film « Inchallah Dimanche », Yamina Benguigui met ainsi en scène une bourgeoise qui voue une affection à son chien que la mère de famille algérienne ne comprend pas. Et je m’amuse toujours d’entendre ces conversations de femmes à propos de leur chien, comme si elles parlaient d’un enfant: ah il a très bon caractère oh il est très affectueux ah qu’est-ce qu’elle est belle votre chienne ah mais je lui donne ceci à manger etc.

Aujourd’hui j’ai plus qu’appris à ne plus avoir peur des chiens: j’ai appris à les apprécier. Il y a certains chiens de mes amis que j’aime bien, et qui m’aiment bien aussi, et il m’arrive aussi à mon tour d’admirer un beau chien racé que fait courir son maître, ou de m’attendrir devant un joli chiot. Car sans rapport aux chiens, il est très difficile d’avoir un rapport avec les gens qui les aiment les chiens, et que sont, dans leur grande majorité, les Françaises et Français.

J’ai mis longtemps à comprendre le rapport étroit, presque familial, des Français, et des Européens sans doute, à leurs chiens. Aujourd’hui que je vis en ville, et que me manque la Nature et ce rapport primitif de vivre dans le monde, pas avec la tête mais avec son corps et ses sensations, je comprends que la relation des Français à leurs chiens est l’un des modes qu’ils ont trouvés de rester en rapport avec leur nature animale: vivre avec un chien, survivance inconsciente de l’époque pas si lointaine où les Français, paysans, vivaient aux côtés de leurs bêtes, dormant dans les mêmes pièces, la relation à un chien relation qui ne passe pas par l’esprit le verbe la rationalisation la logique la technologie l’efficacité le profit tout ce qui fonde la civilisation occidentale, mais rapport purement affectif gratuit de don puisqu’on lui donne et qu’il vous donne ce qui n’a pas de prix dans notre monde marchand mais qui compte plus que tout dans toutes les tribus depuis la nuit des temps: l’affection.

Par leur rapport aux chiens, les Français, qui se disent pas sentimentaux, qui se présentent rationnels causeurs logiques cartésiens on-ne-la-leur-fait pas bref en contrôle d’eux-mêmes, trahissent cette part animale en eux, ce rapport enfantin au monde, relation d’avant le verbe d’avant les mots d’avant les relations de pouvoir et d’argent, et surtout, trahissent leur besoin d’affection, d’en recevoir comme d’en donner, car l’un ne va pas sans l’autre, car entre un chien et son maître aucune obligation aucun contrat aucune contrepartie: c’est l’attachement qui les lie l’un à l’autre.

Oui mais: les paysans dans leurs fermes, qui vivaient entourés de chiens pour garder leurs troupeaux, garder leurs demeures, chasser le gibier, monologuaient-ils autant avec leurs bêtes, même s’ils les aimaient beaucoup? Et je ne peux m’empêcher de lire, dans les duos femme seule/chien, ou homme seul/chien – souvent des personnes âgées – que je vois chaque jour de ma fenêtre, la terrible solitude de beaucoup d’hommes et de femmes en France, qui les contraint à dialoguer avec leur chien, ou à leur porter cette attention excessive.

« Plus je connais les gens, plus j’aime mon chien », disait Alain Delon dans une interview, phrase qu’à mon sens aucune femme ou homme d’Orient ne pourrait jamais prononcer, non pas tant de ce qu’elle exprime d’amour des bêtes que de volonté de s’isoler des autres. « J’aime un peu les chiens, mais j’adore les gens », dirions-nous plutôt, il me semble.

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