L’apprentissage : C comme César. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer.
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
C
CESAR
Je regarde le film de Pagnol, « César », à la télé ce soir. Le film est en noir et blanc, l’action se passe à une époque lointaine et dans une région où je n’ai jamais vécu longtemps, et pourtant, je ressens tout de suite une évidente proximité culturelle.
Les scènes sont chargées d’émotion, et de chaleur humaine, comme dans les films égyptiens de la même époque, qui viennent de ma culture, comme dans les scènes du quotidien en Egypte ou en Tunisie encore aujourd’hui. Les relations entre les gens s’expriment fortement, de père à fils ou d’ami à ami, par les paroles et par les gestes. L’émotion est partout présente, dans le regard des personnages de l’un à l’autre, dans les gestes – embrassades, accolades, gestes de contacts corporels et d’affection, bannis aujourd’hui à Paris. César embrasse son petit-fils sur le front, en un geste de tendresse familiale que je ne me souviens pas avoir vu dans un film français récent. « Honneur », « famille », « sauver Fanny »: comme dans les films égyptiens, comme dans les feuilletons cairotes que le monde arabe regarde depuis 50 ans, comme dans les telenevolas latino-américaines qui rencontrent un grand succès dans ces mêmes pays aujourd’hui, l’histoire tourne autour de thèmes familiers dans la culture méditerranéenne. Les mêmes codes sociaux, et les mêmes tabous s’y expriment, et je retrouve, dans la Marseille des années 40, le monde arabe d’aujourd’hui, ses comportements et ses valeurs.
Fanny enceinte de son amoureux, sauvée du scandale social par un mariage avec un homme riche et âgé; Césarin jeune homme diplômé de Polytechnique, mais dont la mère refuse qu’il ait une « bonne amie » qu’elle ne connaît pas, comme les mères arabes encore de nos jours; et jusqu’au poids de la religion, omniprésente avec les personnages de prêtres, centraux dans le film, respectés de tous, même si Pagnol, au passage, affiche clairement son athéisme – qui ne signifie pas, comme certains le pensent aujourd’hui, mépris des hommes de religion et de ceux qui croient. Pagnol n’aime pas la messe comme d’autres en Provence n’aiment pas la pétanque, mais il reconnaît, par la place qu’il lui accorde dans ses films, qu’elle est centrale dans la culture locale, et ne l’occulte pas.
Tout le film me plaît car il est imprégné d’une humeur générale gaie et joyeuse, rires qui éclatent dans les conversations, sourires des hommes et des femmes quand ils se parlent les uns les autres, bonne humeur des films de cette époque-là, films gais, tendres, et drôles, des Fernandel, Bourvil, Trenet et consorts, gaieté et simplicité de films qui, davantage qu’aujourd’hui, mettaient en scène des milieux populaires, voulaient simplement nous distraire et nous faire rire, et non pas nous faire réfléchir ou nous dire que le cinéaste est intelligent, et qui, sans doute pour cela, étaient moins intellectuels, moins tristes, plus proches de nous.
Dans César, comme dans les films de cette époque-là, surtout s’ils se passent dans le Sud de la France, je reconnais pleinement, moi, fille d’émigrants venus du Levant, une culture commune, méditerranéenne, latine sans doute, où les valeurs sont les mêmes, partagées sur les deux rives, mais ont évolué différemment ici et là depuis ces années-là, famille, nom, honneur, susceptibilité et fierté de mâles coléreux, douceur et soumission de femmes dévouées à leur époux, amis à la vie comme une deuxième famille, villages où chacun se connaît et respecte les autres même ses ennemis, notables fiers de leur rang et manants consentants, infidélités masculines normalisées et faiblesses des jeunes filles blâmées, amour des plaisirs simples aussi, pêche en barque, parties de cartes au café, pique-nique familiaux sur la plage, convivialité familiale amicale villageoise de quartier, toute une culture partagée entre ici et là-bas, Marseille Alger Paris Alexandrie Toulouse Tunis Lyon Casablanca, qui me fait comprendre pourquoi à cette époque-là, qui était aussi l’époque coloniale, ceux d’ici se sentaient tellement à l’aise quand ils partaient vivre là-bas, et vice-versa, ceux de là-bas ne se sentaient pas si dépaysés lorsqu’ici ils débarquaient.
César. Bien sûr. C’était dans le titre: César comme Jules.
Notre proximité, elle dure depuis deux mille ans.