
En ciblant l’Algérie comme le principal responsable de l’échec des expulsions de sans-papiers, Bruno Retailleau espère incarner la droite dure en vue de 2027. Mais derrière ce coup politique se dessinent de lourdes conséquences diplomatiques, économiques et stratégiques pour la France.
1. Un “levier migratoire” construit sur des chiffres tronqués
Depuis plusieurs mois, le ministre de l’Intérieur multiplie les déclarations accusatrices contre l’Algérie, présentée comme le maillon faible de la coopération migratoire. Pourtant, les données officielles contredisent cette rhétorique.
En 2019, le taux de délivrance des laissez-passer consulaires s’établissait à 56 % pour l’Algérie, 54 % pour le Maroc et 57 % pour la Tunisie, selon une réponse du Quai d’Orsay au Sénat datée du 13 août 2020. Des taux quasiment équivalents, bien loin de justifier un traitement différencié. La moyenne pour les sept pays “prioritaires”, incluant les trois du Maghreb, atteignait même 67 % après négociations bilatérales.
Le véritable point de rupture survient en 2021, lorsque la France décide unilatéralement de diviser par deux les visas délivrés à l’Algérie. Résultat immédiat : la coopération s’effondre à 0,2 %, avec seulement 22 expulsions effectives sur 7 731 obligations de quitter le territoire français (OQTF). La crise diplomatique a donc précédé le blocage, et non l’inverse.
L’utilisation de données faussées et sorties de leur contexte par Bruno Retailleau rejoint la tactique de l’Extreme droite, représentée par Sarah Knafo récemment épinglée pour des chiffres faux sur l’aide française à l’Algérie.
2. Un calcul électoral en vue de 2027
En toile de fond, c’est une manœuvre politique qui se dessine. Dans ses nombreuses interventions au Figaro, Bruno Retailleau ne cache pas son ambition : devenir l’incarnation d’une droite d’ordre face au Rassemblement national. Il exige une loi de “fermeté” sur l’immigration et accuse Matignon de faiblesse.
Sa posture anti-algérienne, largement médiatisée, vise à occuper l’espace identitaire. Mais cette stratégie place l’Élysée dans une position inconfortable. En effet, la diplomatie demeure un domaine réservé du président de la République, et ensuite de son ministre des Affaires étrangères, et toute initiative unilatérale brouille la ligne officielle. Une situation qui a déjà valu a Retailleau des recadrages, dont il semble cependant ne pas tenir compte.
3. Une dérive de compétence qui inquiète même l’exécutif
Début 2025, une circulaire interne fuitée évoque une “riposte graduée” contre Alger : suspension partielle de l’accord de 1968, pressions consulaires, voire gel des liaisons maritimes. Ce document souligne l’activisme d’un ministère de l’Intérieur tentant d’imposer sa ligne, au mépris des usages diplomatiques.
Ces méthodes inquiètent jusque dans les rangs de la majorité, où certains redoutent une perte de contrôle stratégique sur un dossier sensible et potentiellement inflammable. Avec en toile de fond, un risque économique et social majeur.
4. Des milliards d’euros et 3 500 PME sous menace
Les conséquences économiques ne sont pas théoriques. En 2024, malgré un léger recul, les échanges commerciaux franco-algériens ont atteint 11,1 milliards d’euros. La France exporte pour 4,8 milliards d’euros de biens, dont près de 40 % sont des produits industriels. Quelque 3 500 PME françaises sont actives sur le marché algérien, et plus de 400 y sont implantées.
Les grands groupes ne sont pas en reste : TotalEnergies, Engie, Alstom ou encore la SNCF y développent des projets stratégiques, certains dépassant le milliard d’euros. Le durcissement politique alourdit le “risque-pays”, renchérit les financements et freine les négociations. Aujourd’hui, le patronat français représenté par le Medef ressent déjà les conséquences des débordements de Retailleau, avec des pertes seches au profit de l’Italie et de la Chine.
5. Géopolitique : brouiller le Maghreb au profit de qui ?
L’option Retailleau fracture le flanc sud de la diplomatie française. En affichant un soutien à la « marocanité » du Sahara occidental tout en humiliant Alger, Paris tourne le dos à une position d’équilibre historiquement défendue.
Ce revirement est d’autant plus étonnant que le ministre de l’Intérieur a fait de la lutte contre le trafic de stupéfiant sa priorité officielle. Difficile alors d’expliquer pourquoi Paris ouvre ses bras au Maroc, premier exportateur mondial de haschich, pour se brouiller avec l’Algérie. Ou alors c’est pour cacher le fait que la lutte contre le trafic de stupéfiants n’existe pas ?
Enfin, l’Algérie reste un fournisseur gazier de poids et un partenaire clé pour les enjeux libyens, sahéliens et méditerranéens. Le durcissement en cours compromet plusieurs projets majeurs : coopération antiterroriste au Sahel, interconnexion électrique transméditerranéenne, coordination énergétique post-Ukraine… Autant de sujet économique à moyen terme qui vont pénaliser encore davantage la France par rapport à l’Italie ou à l’Espagne.
6. Mémoire et symbolique : des braises toujours vives
Chaque envolée contre les “ingérences algériennes” rallume la mémoire douloureuse de 1962. L’accord franco-algérien de 1968, régulièrement attaqué, cristallise les tensions. La surenchère verbale, au lieu d’apaiser les mémoires, radicalise les opinions publiques de part et d’autre.
Dans un contexte de compétition mondiale pour l’influence en Afrique, replacer la France au cœur d’un contentieux post-colonial paraît contre-productif.
Finalement, en réduisant la question migratoire à un bras de fer avec Alger, Bruno Retailleau s’assure une rente électorale dans un segment identitaire concurrentiel. Mais ce pari présente quatre risques majeurs :
- Économique : des contrats industriels et énergétiques fragilisés.
- Diplomatique : un effacement français au Maghreb et au Sahel.
- Institutionnel : une confusion des compétences qui fragilise l’État.
- Sociétal : des tensions accrues avec une diaspora franco-algérienne forte de 2,5 millions de personnes.
Les chiffres sont têtus : l’Algérie, lorsqu’elle est traitée en partenaire, coopère. La stigmatiser pour engranger des points dans les sondages, c’est peut-être une tactique rentable à court terme. Mais c’est aussi jouer avec le feu d’une relation stratégique pour la France.