Ouvrir une formation de premier cycle centrée sur l’aire culturelle africaine, le grand établissement français Sciences Po y songe sérieusement. L’Institut d’études politiques (IEP) de Paris devrait ainsi concrétiser, dans les prochaines années, une revendication étudiante de longue date.
Hervé Crès est depuis 2008 directeur adjoint de Sciences Po, après deux ans à la tête de la grande école HEC. Ce responsable dispose d’une formation universitaire solide, avec notamment un doctorat en économie et un autre en mathématiques appliquées. Il accepte d’évoquer pour Afrik.com le projet de son établissement de créer une filière centrée sur l’aire culturelle africaine. Si un programme similaire dédié au monde anglosaxon semble avoir la priorité, les contours de l’initiative se précisent. Elle pourrait se concrétiser d’ici 2 ou 3 ans.
Afrik.com : Basé à Paris, Sciences Po ambitionne d’ouvrir un premier cycle (du niveau bac+0 au niveau bac+3) spécialisé sur la zone Afrique. Quel est l’avancement de ce projet ?
Hervé Crès : Pour Sciences Po, l’objectif est de recruter des étudiants de tous horizons. A un curriculum de formation généraliste s’ajoute une « majeure », soit thématique (sciences dures, philosophie, etc.), via un double-diplôme avec une autre université, soit sur une aire régionale (monde hispanique, asiatique, etc.). Cette spécialisation géographique et culturelle a lieu dans des sites en région, avec des promotions d’une centaine d’étudiants. Les cycles régionaux font la renommée internationale de notre établissement. Notre objectif est donc de couvrir toutes les aires culturelles. Hélas, contrairement à ce qui était prévu, nous ne pourrons ouvrir les portes du cycle Afrique en 2010. Il faudra attendre 2011 ou 2012.
Afrik.com : Pourquoi ce retard ?
Hervé Crès : Plusieurs problèmes se posent à nous. Il nous faut motiver les africanistes de Sciences Po et établir une politique de recrutement de nouveaux enseignants. Le projet académique reste par ailleurs à définir. Le démarchage des étudiants en Afrique nous impose enfin un nouveau défi : nous savons comment faire, par exemple, pour une université nord-américaine, mais nous devons développer un réseau et assimiler les méthodes de recrutement pour le continent africain. Le retard est plus directement le résultat du projet de campus anglo-saxon que nous développons à Reims : nous n’avons tout simplement pas assez de personnels pour mener les deux projets de front.
Afrik.com : Plusieurs phrases malheureuses ont été lâchées à propos des éventuels sites d’accueil. Le directeur Richard Descoings a ainsi parlé de « liens évidents » justifiant l’ouverture d’un cycle Afrique à Nantes. A Toulon, l’ex-président de l’université, Laroussi Oueslati, a quant à lui parlé d’une « politique de pays frères » pour évoquer le « lien historique de la France avec l’Afrique ». Est-ce une bonne idée que de fonder ainsi le cycle sur un passé d’esclavage et de domination coloniale ?
Hervé Crès : Il nous semble important de nous implanter dans un territoire qui a des liens directs avec l’Afrique. Cela peut passer par jumelages poussés au niveau économique et culturel, comme Angers avec Bamako, au Mali. Cela peut aussi reposer sur une expertise académique de l’université locale ou bien une tradition d’échange avec l’Afrique. Après, il y a quelques aspects symboliques, qui s’avèrent certes relativement sensible. Mais ouvrir le cycle à Nantes [candidature qui n’est plus à l’ordre du jour, ndlr] aurait eu un véritable poids symbolique, au regard du passé esclavagiste de la ville.
Afrik.com : C’est suite à une importante augmentation des frais d’inscriptions que Sciences Po a annoncé ce projet. Les étudiants africains vont-ils être aidés pour payer leurs études ?
Hervé Crès : Nous prévoyons des bourses généreuses [12 000 € selon une annonce de mars, ndlr], financées par Sciences Po, par les entreprises privées et par les collectivités locales [ces dernières sont souvent prêtes à verser des sommes importantes, réduisant fortement les coûts de fonctionnement, ndlr]. L’objectif est d’avoir des bourses quasi systématiques, 20 à 30, pour une cinquantaine d’étudiants africains par an. Tous n’iront pas forcément dans le cycle Afrique, bien entendu. D’autres partenaires pourront également financer des étudiants, par exemple le gouvernement chinois, dont l’intérêt pour l’Afrique n’est pas un secret, et qui aide certains de ses étudiants dans leurs études. Par ce biais, nous espérons ne pas uniquement accueillir des étudiants privilégiés (sans non plus leur fermer la porte). Pour favoriser les admissions, nous pourrions par ailleurs développer des partenariats avec des lycées d’Afrique, comme nous l’avons fait en France avec les Conventions éducation prioritaire (CEP) [voix d’admission spécifique en lien avec des lycées de zone défavorisée, ndlr]. Nous espérons enfin un recrutement équilibré au sein des pays de la zone ; nous pensons en particulier à créer un programme anglophone.
Afrik.com : Les établissements prestigieux du supérieur français ont formé nombre de chantres de la Françafrique, africains ou occidentaux. Quelle attitude adopter face à ce risque de dérive ?
Hervé Crès : Sciences Po serait bien présomptueux de prétendre changer la donne politique. Le but est de former des élites éclairées. On n’est jamais à l’abri d’une dérive mais on essaie d’avoir des armes : porter des valeurs comme l’action collective aide au développement de la démocratie. Mais l’établissement se doit de ne jamais donner de leçon sur le rôle de la France. Il ne peut s’agir que de poser un regard scientifique sur les aspects positifs et négatifs des interventions occidentales.
Afrik.com : Par ailleurs, Sciences Po a parmi ses partenaires des entreprises comme L’Oréal, épinglée pour des pratiques discriminatoires à l’embauche. Comment tenir une politique cohérente de lutte contre les discriminations sans prendre position sur le sujet ?
Hervé Crès : J’ai là-dessus une vision de professeur-chercheur, qui a commencé à gérer des établissements scolaires depuis 5 ans environ. Une organisation n’est jamais monolithique, elle a toujours ses propres contradictions et une duplicité dans ses pratiques. Quand une entreprise comme L’Oréal est épinglée, elle agit en conséquence. C’est pour nous un partenariat de long terme et nous sommes en confiance. Il est par contre arrivé que nous refusions des partenariats sur des questions de valeurs, et parfois avec des entreprises d’importance.
Afrik.com : Et accueillir des étudiants des anciennes colonies françaises, est-ce que cela fait partie de l’« identité nationale » ?
Hervé Crès : [Rires] J’ai une vision sentimentale de cette question, je ne parle ici qu’en mon nom propre. La langue française est pour moi un élément essentiel de l’« identité nationale ». Donc c’est vrai que je me sens proche des Africains francophones. Les anciennes colonies partagent avec la France une langue et une culture, et donc pour moi dans une certaine mesure une identité, car il y a partage d’émotions. Les non-francophones qui viennent à Sciences Po, je les veux francophones en partant.
Afrik.com : Les chercheurs développent, pour un certain nombre, une critique frontale de ce qu’ils estiment être un non-débat. En temps qu’ancien chercheur vous-même, que pensez-vous que doive être leur rôle dans la situation actuelle ?
Hervé Crès : Il doit être de dépassionner les discussions, et d’introduire des pratiques de méthodologie. Son éthique lui impose de poser un œil scientifique, nuancé, subtil, parce que ces questions sont toujours suspectées de faire ressortir des pratiques pas toujours flatteuses. C’est là quelque chose d’essentiel pour que le débat soit de qualité.
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