Bénin, Professeur Sébastien Sotindjo : « Toutes les CENA ont failli à leur mission »


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Bénin, Professeur Sébastien Sotindjo : « Toutes les CENA ont failli à leur mission »

Troisième et dernière partie de l’entretien avec le professeur Sébastien Sotindjo sur la conférence des forces vives de la Nation de février 1990 au Bénin. L’historien dresse ici un bilan des acquis de cette conférence, apprécie les actes que pose le gouvernement du Président Patrice Talon pour restreindre les libertés publiques. Autres questions abordées : le PCB dans le paysage politique béninois aujourd’hui, après tant de sacrifices, les arrestations du militant syndicaliste Sébastien Sotindjo, etc.

Entretien

Afrik.com : Professeur Sotindjo, 30 ans après, quel bilan faites-vous des acquis de cette conférence ?
Sébastien Sotindjo : Durant les 30 ans, c’est vrai qu’on a régulièrement organisé les élections législatives, présidentielles et même communales et municipales, avec alternance en cas de nécessité, mais au fonds, quand on examine les différents organes mis en place, par exemple la Commission électorale nationale autonome (CENA), on constate qu’il y a bien des dysfonctionnements. A part quelques exceptions, toutes les CENA ont failli à leur mission, en raison de leur forte politisation. C’est déjà le mode de désignation des membres de l’organe qui porte en lui les germes de sa politisation : le président de la République en désigne un certain nombre, le Parlement de même, etc. De sorte que quand le président de la République contrôle le Parlement, la CENA lui est tout bonnement acquise.

Donc si les élections ne tournent pas à la catastrophe au Bénin, ce n’est pas parce qu’elles sont particulièrement bien organisées. Pour certains analystes, les élections ne dégénèrent pas en raison du fait que le peuple béninois serait un peuple pacifique ; cela se vérifie jusqu’à un certain niveau. Ensuite, la composition des institutions de contre-pouvoir comme la Haute autorité de l’audiovisuelle et de la communication (HAAC), entre autres, fait également le lit à leur politisation. Du coup, ces institutions cessent d’être des institutions de contre-pouvoir. Pour prendre un exemple, à part le premier Parlement qui avait véritablement joué son rôle de contre-pouvoir, en raison du fait que le président de la République, Nicéphore Soglo, n’avait pas réussi à faire élire son candidat à la tête de l’institution, j’exagère peut-être, les institutions n’ont pas fonctionné comme il le faut, parce qu’elles ont été très rapidement politisées et gangrenées.

Par ailleurs, la corruption s’est installée. On dit qu’on est un régime démocratique et des détournements de deniers publics s’opèrent impunément au vu et au su de tout le monde. Sur ce plan, les régimes des Présidents Kérékou et Yayi ont battu tous les records. L’ancien Président Hubert Maga disait qu’en leur temps, la corruption se faisait avec une petite cuiller, Bruno Amoussou a trouvé que sous le Renouveau démocratique, la louche a remplacé la petite cuiller, et certains se demandent même si cette louche n’a pas été elle-même délaissée au profit de la perle. Plusieurs commissions ont statué, dans ce pays, sur des cas de détournements et ont situé les responsabilités. Mais qui est sanctionné depuis l’avènement du Renouveau démocratique jusqu’au régime actuel ? En clair, la politisation des institutions a favorisé la corruption, les détournements de deniers publics, etc. Regardez là où nous a conduits le choix du multipartisme : 250 partis politiques créés. C’est vrai qu’en la matière, le Bénin ne bat pas le record, la situation est similaire au Burkina Faso. Mais, ça ne fait pas sérieux.

Quand, dans la jouissance des libertés publiques, on en vient là, il y a quelque chose qui ne va pas. C’est donc cela le résultat des 30 ans d’exercice des libertés publiques. Les libertés publiques, oui ; mais est-ce qu’on les a utilisées à bon escient ?

Sur un autre registre, les libertés publiques sont une bonne chose; tout le monde le reconnaît. Mais on en a abusé avec les mouvements de grève tous azimuts. Il serait intéressant pour le quantitativiste que je suis de compter le nombre de mouvements de grève déclenchés sous les Présidents Mathieu Kérékou (1996-2006) et Boni Yayi (2006-2016) au cours de leurs mandats pour montrer que ces grèves ont constitué un frein pour le développement économique du pays. En réalité, la grève est une arme qui a été désacralisée au Bénin. Je suis moi-même syndicaliste, mais avant d’être admis à la retraite, je m’insurgeais déjà contre le fait que nous faisions trop de grèves, ce qui dévalorisait l’arme qu’est la grève. Et dans certains milieux syndicaux – je ne dis pas que tout le monde se comporte ainsi – on tire des rentes de la grève.

Au Centre national hospitalier universitaire (CNHU), un syndicaliste a ouvertement demandé à un directeur fraîchement nommé à la tête de l’hôpital, de lui donner 1 500 000 F CFA s’il veut avoir la paix, sans quoi il lui garantit des heures chaudes dans la structure. C’est authentique, ce que je vous dis là. Le directeur n’ayant pas satisfait à la requête du syndicaliste véreux, il y a eu effectivement beaucoup de grèves. La grève est donc devenue un fonds de commerce pour certains. Un autre exemple, toujours au CNHU, sous le régime actuel, avant que le Président Patrice Talon ne prenne des mesures draconiennes, au cours des concertations, un syndicaliste a dit au président de la République : « Président, quand on va déclencher la grève sans un service minimum, devant les morts, vous ne pourrez pas tenir ». C’est le chef de l’Etat lui-même qui l’a rapporté publiquement. Je n’invente rien.

Quand, dans la jouissance des libertés publiques, on en vient là, il y a quelque chose qui ne va pas. C’est donc cela le résultat des 30 ans d’exercice des libertés publiques. Les libertés publiques, oui ; mais est-ce qu’on les a utilisées à bon escient ?
C’est vrai qu’à l’université, nous avons effectué entre trois et quatre mois de grève sous le Président Boni Yayi pour l’obliger à signer les nouveaux statuts des enseignants du supérieur, mouvement auquel j’ai pleinement participé ; c’est aussi vrai que la grève a résolu beaucoup de problèmes dans le pays en général. Mais à un moment donné, est-ce que cette arme n’a pas fait l’objet d’un usage abusif ou dévoyé ? On assiste même à une politisation des grèves. Regardez par exemple, avant que le campus ne soit militarisé, il y a eu une grève des étudiants au cours de laquelle l’amphi 1 000 a été badigeonné d’excréments humains. Donc, quand vous abusez des libertés publiques, cela entraîne une réaction. Et c’est ce qu’a fait l’actuel régime.

En un mot, pendant les 30 ans de pratique démocratique, les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs. Nous marquons le pas sur le plan du développement économique. C’est vrai qu’il y a une certaine croissance économique, bien sûr avec des hauts et des bas ; en 1989, le taux de croissance était négatif, par la suite il s’est redressé. Mais c’est une croissance économique sans emploi. 30 ans après la belle formule du rapporteur général de la conférence, le professeur Albert Tévoèdjrè qui déclarait: « Au travail mes amis, nous avons vaincu la fatalité », je constate malheureusement que nous n’avons pas vaincu la fatalité. La fatalité en question, c’est ceci : est-ce que nous sommes guéris de nos maladies ? Non, la seule chose dont nous sommes guéris, c’est l’instabilité institutionnelle. Les problèmes de développement continuent de se poser avec acuité. Mais il y a un point très positif qu’on ne saurait occulter lorsqu’on essaie de dresser le bilan des 30 ans de pratique démocratique au Bénin. C’est le retour effectif de la grande muette dans les casernes. Depuis 1990, en effet, l’armée s’est totalement retirée de la vie politique du pays qui est devenu, depuis lors, un havre de stabilité politique et de paix.

Afrik.com : Si je me base sur ce que vous venez de dire, c’est que vous n’êtes pas du même avis que ceux qui estiment que le régime actuel foule aux pieds les acquis de la conférence nationale.
Sébastien Sotindjo : Je ne dis pas que certains acquis ne sont pas foulés aux pieds. Mais pourquoi ces acquis sont-ils foulés aux pieds ? C’est ça la question. Pourquoi un régime comme celui-là éprouve-t-il le besoin de réglementer la grève ? Pourquoi ce régime qui a le souci de rendre compte au bout de 5 ans en arrive-t-il à bousculer les libertés publiques, etc. ? Je constate. Mais pourquoi ? L’action entraîne la réaction. C’est ce qui se passe actuellement. Est-ce que si la grève avait été utilisée de façon rationnelle, est-ce qu’un régime comme celui-là, qui est un régime fort, aurait été amené à en restreindre l’usage ? Le Président Emile Derlin Zinsou avait tenté de supprimer la grève, sans succès. Le Président Boni Yayi également. Mais le Président Patrice Talon a réussi là où ses prédécesseurs ont échoué. Ce n’est certes pas une bonne chose, mais comment en est-on arrivé là ? Au port et dans d’autres secteurs, on a fait appel à des étrangers. C’est une insulte à l’intelligence nationale. Regardez par exemple, il y a eu, en 10 ans, dix directeurs qui se sont succédé à la tête du Port sous le Président Boni Yayi. Comment peut-on espérer avoir des résultats avec une telle instabilité au niveau de la structure qui se trouve être le poumon économique du pays ? Au temps du Président Nicéphore Soglo, c’était un seul ministre qui avait géré l’agriculture, Mama Adamou Ndiaye, un homme de terrain, et les résultats sont très éloquents.

Les Béninois sont excellents quand ils se trouvent dans des structures à l’extérieur. Mais on dirait que les conditions pour les amener à donner le meilleur d’eux-mêmes n’existent pas dans leur propre pays. C’est pourquoi le président de la République a fait l’option de recourir aux étrangers. J’avoue que ce n’est pas la meilleure option. Mais pourquoi en est-il venu là ? On remarque qu’au cours des 30 ans, lorsqu’on les nomme à des postes de responsabilité, la plupart des cadres béninois pensent d’abord aux avantages liés auxdits postes. Donc quand on regarde ce qui nous arrive aujourd’hui, on remarque, il est vrai, des entorses à la liberté ; mais est-ce que le président de la République peut faire autrement s’il veut donner un contenu à la gouvernance, dans le sens du développement ? Je me dis que nous méritons pleinement ce qui nous arrive. On a subi 17 ans de dictature et nous sommes passés au multipartisme intégral qu’on a exercé pendant 30 ans, sans aucune avancée notoire ; la corruption n’a pas cessé, au contraire, elle s’est enracinée. Au point où on a pensé, à un moment donné, qu’une insurrection générale allait se déclencher, avec les grèves à répétition à l’université. Dans ces conditions, un régime fort ne peut que prendre des mesures pour recadrer les choses. C’est l’explication que je peux donner à ce que nous vivons actuellement, en toute objectivité, sans être partisan du régime.

Afrik.com : Aujourd’hui, l’hôtel PLM Alédjo, lieu ayant abrité cette conférence, est laissé à l’abandon. Quel sentiment cela suscite-t-il en vous ?
Sébastien Sotindjo : C’est un sentiment de tristesse. Une tristesse que je ressentais depuis en regardant notre comportement vis-à-vis de notre patrimoine historique. Avant de répondre directement à votre question, je tiens à rappeler que les archives nationales ont été, pendant un bon moment, abandonnées dans un bâtiment à ciel ouvert, à la merci de toutes les intempéries. La situation était si scandaleuse qu’en 1977, nous, enseignants du secondaire, pour attirer l’attention des autorités, avons fait un investissement humain pour tenter de classer lesdits documents. Et c’est bien plus tard que des mesures ont été prises pour sauvegarder ce qui était resté de ces archives. Pour remédier à cette désinvolture vis-à-vis des éléments du patrimoine matériel et immatériel, l’archivage des documents dans chaque service a été rendu obligatoire. Cependant, cela n’a pas empêché que des archives soient abandonnées sous les escaliers de l’ancien bâtiment du ministère des Affaires étrangères, au moment où le nouveau bâtiment était en construction. C’est dire que nous n’avons pas le réflexe de sauvegarder ce qui constitue le patrimoine.

L’hôtel PLM Alédjo est devenu un monument historique qu’on devrait même tenter d’inscrire sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, pour la simple et bonne raison que les Béninois ont apporté une contribution de taille en ce qui concerne le passage de la dictature à un Etat de droit, de façon pacifique

Par conséquent, qu’on laisse l’hôtel PLM Alédjo dans l’état où il est, cela ne m’étonne pas, compte tenu de la tradition que nous avons malheureusement développée. Ce n’est même pas l’abandon actuel de cet hôtel qui est la première source de tristesse. L’hôtel en question a été construit à l’écart de la ville en vue d’être un cadre discret pour accueillir les touristes. Mais je ne sais pas s’il en a réellement accueilli. Par contre, il a été un haut lieu de torture sous le régime du PRPB. C’est justement pour le réhabiliter qu’on y a organisé la conférence. Normalement, une résolution ou une motion devrait être votée pour que ce lieu soit réhabilité et immortalisé.
Sur cette question, il faut avouer que nous les historiens, nous ne nous faisons pas entendre dans le pays. Nous devrions écrire pour alerter l’opinion publique, c’est notre responsabilité, mais nous ne l’avons pas fait. Tant que nous les historiens, les archivistes, etc. qui utilisons ces patrimoines historiques, ces lieux de mémoire n’allons pas attirer l’attention sur leur importance, le constat sera toujours le même. L’hôtel PLM Alédjo est devenu un monument historique qu’on devrait même tenter d’inscrire sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, pour la simple et bonne raison que les Béninois ont apporté une contribution de taille en ce qui concerne le passage de la dictature à un Etat de droit, de façon pacifique.

Afrik.com : Revenons sur le cas du PCD (actuel PCB). Vous avez rappelé que ce parti a payé le prix fort dans la lutte contre le régime du PRPB. Mais il a été le grand absent de la conférence. Avec le recul, comment appréciez-vous cette attitude des responsables de ce parti ?
Sébastien Sotindjo : Je n’étais pas d’accord avec les responsables du parti pour cette attitude qu’ils ont adoptée, parce que vu leurs capacités d’analyse et leur connaissance du régime du PRPB, les militants du PCD, en nombre important, auraient certainement pu influencer significativement les travaux de la conférence. Mais, avec le recul, quand je regarde comment la conférence a été préparée, quand je constate la division au sein de ceux qu’on peut appeler les hommes de la gauche, les contradictions qui existaient entre l’état-major du PCD et les dirigeants de l’ancien mouvement démocratique qui essayaient de se regrouper pour pouvoir influencer les décisions à la conférence, et connaissant les capacités des dirigeants du mouvement démocratique à s’annihiler par des combats entre eux, je suppose que les leaders du PCD ont dû se dire que participer à cette conférence serait peine perdue, étant donné qu’ils n’ont pas réussi à avoir la direction du mouvement d’opposition qui y allait. Bien sûr, ceci n’est pas la version officielle donnée par le parti. En effet, les leaders du PCD avaient dit que ce serait un regroupement de bourgeois qui ne donnerait pas les résultats qu’ils attendaient, d’autant plus qu’il avait été inspiré par la France. Pour le PCD, la conférence n’allait pas déboucher sur la naissance de nouvelle société qu’ils souhaitaient.

Afrik.com : Cette politique de la chaise vide n’a-t-elle pas, en définitive, desservi le parti, puisque le PCB a pratiquement mené la lutte pour rien puisque complètement évincé du jeu politique après la conférence nationale ?
Sébastien Sotindjo : On ne peut pas dire pour rien, parce que les chancelleries avaient beau influencé le Président Kérékou, tous ceux qui ont pris part à la conférence avaient peur que ça échoue. Si ça échouait, les « rouges » allaient exploiter cela. Donc le fait que les communistes se soient mis à l’écart avait obligé les participants à tout faire pour que la conférence n’échoue pas. On peut donc dire que les communistes ont doublement contribué à la conférence, d’abord par leurs luttes, sans lesquelles, ils n’auraient pas été convoqués, et ensuite, par leur absence aux travaux qui a poussé les gens à tout mettre en œuvre pour que cela réussisse. De même, les idées de libertés publiques étaient agitées d’abord par les militants du PCD. Quelque part, les décisions qui ont été prises comme le multipartisme coïncidaient avec leurs attentes, du moins pour la période de transition tout au moins. Seulement, eux autres, ils disaient que le pouvoir ne peut devenir un pouvoir révolutionnaire que par l’insurrection générale armée, et ils ont vu qu’avec la marche du 12 décembre 1989, ils étaient à deux doigts de concrétiser cela.

Afrik.com : Professeur, on en vient à vous particulièrement. Vous avez eu à passer quelques jours entre les mains des forces de l’ordre sous le régime du PRPB. Racontez-nous cet épisode de votre vie.
Sébastien Sotindjo : Ce n’est pas très aisé de parler de soi, surtout que ce qui m’est arrivé est infime par rapport à ce que d’autres ont enduré. Je suis rentré dans la Fonction publique le 15 octobre 1973. La révolution était donc en cours et après que j’ai obtenu ma maîtrise, je voulais continuer immédiatement mes études doctorales. Mais à l’époque, les coopérants français au Dahomey retournaient chez eux et l’UGEED avait proposé à tous ceux qui étaient en fin de cycle à l’étranger de rentrer pour les remplacer. C’est ainsi que je suis rentré au pays en pleine révolution. Mais en 1974, pour nous militants de l’UGEED qui sommes rentrés – j’étais le responsable de l’Association des étudiants dahoméens (AED) Section Aix-en-Provence, de 1972 jusqu’à mon retour au pays – ce qui se faisait au Dahomey n’était pas la révolution. C’est pourquoi l’UGEED avait émis le mot d’ordre de « soutien tactique, démarcation stratégique » à observer dans les relations de ses militants vis-à-vis du régime en place.

Notre activisme au sein du SYNAES pour montrer notre indépendance n’a pas été du goût du pouvoir qui a pris des mesures dissuasives à notre égard, par exemple, en faisant des affectations tous azimuts. C’est en pleine année scolaire qu’on m’a affecté, en 1976, de Porto-Novo à Natitingou, à plus de 500 km au nord du pays

Notre objectif à notre retour – on était un certain nombre, Léopold Dossou au Collège d’enseignement général de Gbégamey, François Dossou au Lycée technique de Cotonou, moi-même au Lycée Béhanzin, etc. – c’était de prendre la direction du Syndicat national des enseignants du secondaire (SYNAES) alors dirigé par le professeur certifié, Joseph Dègla, un membre de la Ligue nationale de la jeunesse patriotique (LNJP) pour que ce syndicat cesse d’être une organisation de masse du régime. Ce que nous avions réussi à faire au congrès de 1974 (lequel congrès a été provoqué par la base, le secrétaire général en exercice ne voulant pas en convoquer), avec l’élection de Timothée Adanlin – notre candidat par défaut – comme secrétaire général du syndicat. Au cours de ce congrès, nous avions clairement déclaré notre indépendance vis-à-vis du pouvoir en place. Après notre victoire, le camp des vaincus s’est séparé pour constituer un deuxième syndicat, le Syndicat national des enseignants du secondaire et du supérieur (SYNAESS).

Notre activisme au sein du SYNAES pour montrer notre indépendance n’a pas été du goût du pouvoir qui a pris des mesures dissuasives à notre égard, par exemple, en faisant des affectations tous azimuts. C’est en pleine année scolaire qu’on m’a affecté, en 1976, de Porto-Novo à Natitingou, à plus de 500 km au nord du pays. Après Natitingou, on m’a envoyé à Abomey en 1978, avec le début de l’application effective de la réforme de l’Ecole nouvelle, ensuite à Cotonou (1979-1980), à Allada (1980-1982), etc.. Tout ceci, parce que je faisais partie des éléments de base qui pensaient qu’il fallait coûte que coûte défendre notre indépendance vis-à-vis du pouvoir. Ainsi, lorsque le PCD a été créé en 1977 et a commencé par agir, tous ceux qui soutenaient l’autonomie vis-à-vis du pouvoir du GMR-PRPB (Gouvernement militaire révolutionnaire – Parti de la révolution populaire du Bénin) étaient systématiquement fichés communistes pour être liquidés ou, en tout cas, réduits au silence.
J’étais donc connu comme un activiste syndicaliste.

J’aurais pu être dans les structures nationales du syndicat, je l’avais même voulu. Mais il s’est trouvé qu’à partir de 1974, il a été décidé que des gens comme moi devaient rester à la base pour contrôler le secrétaire général, Timothée Adanlin, qui faisait partie de ceux qui pensaient que la révolution pouvait être déclenchée par un coup d’Etat. Au moment où j’étais en service au Lycée Béhanzin, j’étais le premier responsable de la S1 du SYNAES, la section du syndicat dans cet établissement. C’est donc ce syndicat qui m’a fait remarquer au point où tout le monde pensait que j’étais un militant du PCD et j’étais suivi de près. Au moment où j’enseignais au Collège père Aupiais de Cotonou, il y avait même une dame, caporale dans l’armée, qui suivait mon cours en classe de terminale A et le faisait lire au palais présidentiel pour qu’on puisse voir ce que j’enseignais réellement.

Dans ces conditions, au moment où les étudiants avaient déclenché les grandes grèves de 1985, j’étais sur le campus, à côté de l’amphithéâtre, où je devais faire cours, mais qui était vide, puisque les étudiants étaient absents. Le doyen de la faculté, en faisant la ronde, m’a aperçu et m’a demandé pourquoi je n’étais pas dans l’amphithéâtre. Je lui ai répondu que les étudiants étaient absents et que par conséquent, je ne pouvais pas me tenir seul dans la salle. Il a produit un rapport à la Présidence, me présentant certainement comme un supporteur de la grève des étudiants. Ainsi, quelques jours plus tard, j’étais chez moi, le 19 juin 1985 au matin, quand trois personnes sont arrivées perquisitionner mon domicile avant de m’emmener pour une détention de cinquante sept jours au commissariat de Jéricho (Cotonou), dont une semaine au violon, au même moment que les collègues Félix Iroko, Pierre Mêtinhoué et Christophe Okou également arrêtés pour les mêmes raisons.

Après auditions et enquêtes, rien ayant été retenu contre nous, nous fûmes relaxés, le 15 août 1985. Quelques mois après ces événements, en décembre 1985, moi j’ai été repris et envoyé, cette fois-ci, au camp Séro Kpéra de Parakou. En effet, après la dissolution des syndicats par le pouvoir, nous autres, au niveau du SYNAES, avions continué à nous rencontrer clandestinement pour poursuivre la lutte. Un militant du PCD qui avait pris part à l’une de nos réunions m’a cité comme un membre du parti au cours des interrogatoires auxquels il a été soumis après son arrestation.

J’admire le courage, le patriotisme des militants du PCD et je reste persuadé que s’ils n’avaient pas existé, peut-être que le Président Kérékou serait mort au pouvoir. Maintenant, ils n’ont pas réussi à s’adapter à la nouvelle situation démocratique du pays. Ils ont laissé des plumes dans la terrible répression qui s’est abattue sur eux sous le régime du PRPB

Cette seconde arrestation est intervenue en pleine nuit, devant les regards apeurés et désespérés de toute ma famille. Ma maison avait été encerclée nuitamment par des militaires dont certains ont escaladé le mur pour y pénétrer, armes au poing. Parce que j’aurais été présenté comme un baron du PCD et qu’il y aurait même des caches d’armes chez moi. Je remettais 19 000 Francs à ma femme qui tremblait à tel point que l’argent est tombé et a été aussitôt ramassé par les militaires. De ma maison, j’ai été conduit au petit palais (cabinet militaire du président de la République qui servait aussi de lieu de détention) où j’ai passé la nuit, avant de prendre,, au petit matin la route de Parakou pour passer quarante et un jours au camp Séro Kpéra.

Afrik.com : Avez-vous subi la torture ?
Sébastien Sotindjo : On ne m’a pas battu, mais il y avait des interrogatoires au cours desquels je n’avais pas cessé de répéter que je n’étais qu’un syndicaliste et que nos réunions se faisaient dans ce cadre qui n’avait rien à voir avec le PCD. Ce que j’ai finalement dit qui a convaincu le colonel Clément Zinzindohoué, le patron de la commission mise sur pied par le Président Kérékou pour démanteler le PCD, c’est que moi je suis syndicaliste pour que le métier d’enseignant puisse le nourrir ; si demain, le PCD arrive au pouvoir et que l’enseignant ne peut pas vivre de son métier, il nous trouvera sur son chemin. J’avais cité des noms de certains camarades qui étaient également à la réunion syndicale. Arrêtés et interrogés, ils ont dit la même chose que moi, ce qui a convaincu la commission de ce que nous étions effectivement des syndicalistes.

C’est ce qui m’a sauvé de justesse de la prison de Ségbana, haut lieu de torture réservé aux personnes que le régime voulait briser. Il faut dire que dans l’équipe du colonel Zinzindohoué, il y avait un des grands militants du PCD qui avait tourné casaque et qui appréciait les réponses données par les personnes interrogées, tout en filant des astuces pour arracher les aveux à ses anciens camarades. A Parakou, j’ai vu des choses… des gens de toutes régions, de tous âges, de toutes religions… la torture… Je me souviens d’une personne opérée, il n’y avait pas longtemps, et qui avait été battue jusqu’à ce que ses tripes se répandent dehors. Même pour aller uriner simplement, vous aviez un militaire armé qui vous suivait. C’était terrible. Mais on essayait de s’égayer à notre manière pour se changer les idées. A ces occasions, moi, je faisais des exposés sur la seconde Guerre mondiale, etc.

En clair, je n’ai donc jamais été un militant du PCD, même si j’ai été approché, même si j’ai toujours gardé un vocabulaire de gauche, parce que fondamentalement convaincu de ce que la société dans laquelle nous vivons est une société injuste. Mais de là à espérer une révolution socialiste à la russe, non. Et je m’en suis toujours ouvert à ceux avec qui je discute de la question. L’histoire nous enseigne que toutes les révolutions (en Russie, en Chine) ont éclaté en temps de guerre où les forces occidentales étaient occupées ailleurs.
Mais j’admire le courage, le patriotisme des militants du PCD et je reste persuadé que s’ils n’avaient pas existé, peut-être que le Président Kérékou serait mort au pouvoir. Maintenant, ils n’ont pas réussi à s’adapter à la nouvelle situation démocratique du pays. Ils ont laissé des plumes dans la terrible répression qui s’est abattue sur eux sous le régime du PRPB. Certains parmi leurs militants ont été tellement traumatisés par ce qu’ils ont subi qu’à leur libération de la prison de Ségbana, ils ont définitivement tourné dos au communisme. Parmi eux, il y en a qui sont devenus de grands leaders religieux.

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Par Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
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