Le dimanche 26 mai 2024, la ville de Porto-Novo a connu la célébration d’un anniversaire peu ordinaire : celui des 60 ans de décès de l’instituteur, journaliste et militant intrépide des droits humains dahoméen des premières heures, Louis Hunkanrin. Une conférence-débat a été alors tenue par l’archéologue et historien Alexis Adandé qui est, par ailleurs, un membre de la famille de l’illustre disparu. Il a accordé à Afrik.com un entretien exclusif dans lequel il révèle des détails pas forcément connus du grand public de la vie de cet homme qui, par son audace et sa pugnacité, troublait la quiétude de bien des gouverneurs de la colonie du Dahomey.
Le 28 mai 1964 s’est éteint, à son domicile, à Porto-Novo, un homme au parcours atypique : Oussou Louis Hunkanrin, un des premiers intellectuels dahoméens dont la renommée transcende les frontières nationales. 60 ans se sont ainsi écoulés depuis cette disparition que la famille de Louis Hunkanrin n’a point oubliée. Le dimanche 26 mai 2024, les membres de cette famille ont organisé des manifestations dans la ville natale de l’illustre disparu pour célébrer cet anniversaire. À cette occasion, une conférence-débat a été animée par l’archéologue et historien Alexis Adandé sur la vie et l’œuvre de Louis Hunkanrin.
Brève présentation biographique de Louis Hunkanrin
C’est le 25 novembre 1886 que naquit, à Porto-Novo, royaume alors sous protectorat français, Oussou Louis Hounkanrin. Après avoir fréquenté successivement l’école catholique Saint Joseph et l’école laïque de Porto-Novo (actuelle école urbaine centre) dont il fut l’un des tout premiers élèves, Louis Hunkanrin fut d’abord recruté comme commis aux écritures dans la maison de commerce allemande Witt und Büsch. Peu de temps après, il fut reçu au concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs de Saint-Louis du Sénégal. Là aussi, il a fait partie de la première promotion de cette école qui accueillait, en 1903, une dizaine de jeunes hommes, dont quatre Dahoméens. Il en sortit en 1905. Revenu dans son Dahomey natal, son diplôme d’instituteur en poche, Louis Hunkanrin fut recruté et déployé comme instituteur auxiliaire à l’école de Ouidah.
Commença alors son calvaire, puisque le jeune instituteur, incapable de garder le silence face aux injustices et abus coloniaux, se mit à les dénoncer vigoureusement. Il créa alors au Dahomey la première section de la Ligue des droits de l’homme. Il utilisa la presse comme principal moyen d’expression. C’est ainsi qu’il créa, avec les frères Zinsou Bodé, Le Récadaire de Béhanzin, un journal clandestin puis d’autres journaux dont la dénonciation des brutalités coloniales était la raison d’être. Révoqué de son poste, condamné et emprisonné à plusieurs reprises, déporté pendant dix ans dans le désert mauritanien d’où le colonisateur n’espérait point son retour en vie, Louis Hunkanrin est resté égal à lui-même, fidèle à son combat où qu’il se trouvât. Même dans son bagne en Mauritanie, il a continué à dénoncer l’injustice, d’où son pamphlet intitulé : Un fort colonial : l’esclavage en Mauritanie.
Comme son compatriote et contemporain Kojo Tovalou Houénou, le combat de Louis Hunkanrin ne visait pas la France, mais plutôt la colonisation et ses abus. Une vie de lutte et de combat qui s’acheva presque quatre ans après l’indépendance du Dahomey, le 28 mai 1964. Allons, avec le professeur Alexis Adandé, à la découverte de ce personnage peu ordinaire qui n’avait pas peur de prendre des risques dans un système caractérisé par une brutalité inouïe et une cruauté sans nom lorsqu’il s’agissait de réprimer les colonisés imprégnés des notions de justice et de liberté agitées par la Révolution française et enseignées dans les écoles coloniales.
Entretien
On a assisté, ce dimanche 26 mai 2024, à la célébration du 60e anniversaire de la mort de Louis Hunkanrin. Que revêt pour vous le sens d’une telle célébration ?
En fait, pour comprendre le sens de cette célébration, il faut en interroger les initiateurs qui ne sont autres que les descendants directs de Louis Hunkanrin, c’est-à-dire ceux qui constituent la collectivité Gbèdè-Dogbo dont vous avez entendu les panégyriques à la fin de la cérémonie. C’est cette collectivité très vivante et active qui s’est souvenue, et qui se souvient – ce n’est pas d’aujourd’hui que cette célébration s’effectue -. En principe, c’est une célébration qui concerne toute la nation béninoise au moins.
Quand on prend l’homme, Louis Hunkanrin, que représente-t-il pour vous ?
Question très pertinente. En fait, je l’ai connu très jeune, parce qu’il était le grand-père de l’une de mes cousines, Huguette Agboton. Cette dernière vivait avec sa mère, Yvonne Hunkanrin – fille aînée de Louis Hunkanrin, qui était sage-femme africaine – dans la villa de son grand-père. Et ma sœur aînée, qui était en liaison avec Huguette Agboton, avait l’habitude de m’envoyer en commission. Donc, c’est comme cela que j’allais voir Huguette, et dans ces allers-retours, j’ai rencontré une personne d’un certain âge qui m’a interpellé, un jour, pour savoir qui j’étais. Je me suis présenté, et en fait, cette personne, c’était Louis Hunkanrin lui-même. Il se trouve qu’il était un oncle paternel de ma mère. Et c’est comme ça qu’il me l’a dit, naturellement. Et c’est comme ça que j’ai su la filiation qu’il y avait entre ma cousine et son grand-père.
Louis Hunkanrin s’est très tôt placé du côté des forces de la France libre durant la Seconde Guerre mondiale. Donc, ses proches ne comprenaient pas et n’acceptaient pas qu’on interdise ainsi à un homme qui s’est sacrifié pour la France de rentrer chez lui après l’avoir envoyé au bagne pendant six ans (de 1940 à 1946), juste pour son appartenance à la France libre
Quel âge aviez-vous en ce moment-là ?
En ce moment, je devais avoir entre 13 et 14 ans, parce que c’était dans les années 1962-1963.
Donc Louis Hunkanrin était relativement âgé déjà…
Oui, il était âgé. Il devait avoir une soixantaine d’années (en 1962, il avait 76 ans, puisqu’il était né en 1886, ndlr), mais il n’était pas courbé, il était droit. Et il avait une voix fine. Le jeune garçon que j’étais à l’époque ne savait pas ce qu’il y avait derrière cet homme. Je voyais une personne d’un certain âge qui s’était présentée à moi comme étant l’oncle de ma mère.
Mais, il mourra tout juste peu de temps après…
Oui, à peu près deux années plus tard.
Et pourtant, il tenait encore…
Oui, oui, oui. Il était tout à fait, non seulement lucide, mais il tenait bien droit. Il n’avait pas de problème apparent.
Après cette fois où il vous avait posé des questions, avez-vous eu d’autres occasions de le rencontrer ?
Oui, ma sœur m’envoyait régulièrement chez notre cousine Huguette, puisqu’elle était en rapport avec elle. En ce moment-là, il n’y avait pas de téléphones portables. Donc, quand elle avait quelque chose à envoyer ou bien à prendre chez Huguette, elle me chargeait la commission. En ce moment, j’avais un vélo qui me permettait de me rendre rapidement là-bas.
De ce que vous avez vu de lui dans la société, dans sa vie sociale, quel genre d’homme était-il ?
Ça, je ne peux pas vous dire, puisqu’au niveau social, à 13 ans-14 ans à Porto-Novo, à l’époque, vous n’étiez pas dans les milieux des grands. C’est seulement quand il y avait des cérémonies familiales que vous vous trouviez incidemment dans les milieux des grands. Sans quoi, vous n’alliez pas fréquenter les grands comme cela. C’est peut-être aujourd’hui où il y a presque le chaos social avec la perte des valeurs que les jeunes se mélangent aux grands. À l’époque, on ne pouvait pas avoir la prétention d’aller là où les personnes âgées se trouvaient.
Avez-vous connu des relations entre votre père et lui par exemple ?
Lui-même ne se déplaçait pas comme ça pour aller voir les plus jeunes. C’est ce que je vous dis là ; à l’époque, c’était beaucoup plus marqué qu’aujourd’hui. Ce sont mes parents qui allaient le voir. Certainement que ma mère allait plus fréquemment voir sa cousine (la fille de Louis Hunkanrin, ndlr) et en même temps son oncle. Mon père, qui était déjà un homme politique à l’époque (Alexandre Sènou Adandé était ministre dans le premier gouvernement du Dahomey indépendant, ndlr), devait aller le voir pour des questions sérieuses.
Parce qu’il ne faut pas oublier qu’à cette époque, Louis Hunkanrin avait créé, après son dernier bagne, avec les gens de sa génération, l’Association des anciens du Dahomey qui a joué un rôle de conseiller pour les politiques qui voulaient bien les entendre ou alors un rôle d’arbitre quand il y avait des conflits dans le milieu économique, surtout à la Chambre de commerce et d’industrie où il y avait encore une très forte influence française. Les commerçants africains pouvaient être en conflit entre eux ou face à leurs concurrents français. Louis Hunkanrin s’était fait fort pour conseiller les grands commerçants. À l’époque, c’était surtout ceux de Porto-Novo ou de Djougou par exemple qui pouvaient avoir des conflits entre eux alors qu’il y avait leurs concurrents français qui, souvent, étaient présidents de la Chambre de commerce et d’industrie.
Avez-vous une idée de l’année de création de cette association, et pouvez-vous en citer quelques membres à part Louis Hunkanrin lui-même ?
Ce que je peux dire, c’est que l’Association a été créée juste après sa sortie du bagne de Tougan en Haute-Volta. Vous savez qu’après sa sortie de ce bagne, il n’était pas rentré directement, parce qu’il y avait une interdiction de séjour de 70 ans au Dahomey qui le frappait. Donc, il a fallu une levée de boucliers de ses amis qui ont fait comprendre au gouverneur que cela ne pouvait pas se passer ainsi. Surtout que Louis Hunkanrin s’est très tôt placé du côté des forces de la France libre durant la Seconde Guerre mondiale. Donc, ses proches ne comprenaient pas et n’acceptaient pas qu’on interdise ainsi à un homme qui s’est sacrifié pour la France de rentrer chez lui après l’avoir envoyé au bagne pendant six ans (de 1940 à 1946), juste pour son appartenance à la France libre. D’abord, on ne le libère, lui, qu’en 1946, alors que la France libre avait libéré l’Afrique de l’Ouest des mains des vichystes depuis 1942.
Alors, les gens se sont organisés en comité des amis de Louis Hunkanrin, ont écrit des pétitions, et fait toutes sortes d’interventions pour faire lever l’interdiction. Ils ont obtenu gain de cause, et il a pu rentrer au pays en 1946. À son retour au Dahomey, Louis Hunkanrin constate que l’Union progressiste dahoméenne (UPD) – premier parti politique dahoméen réunissant au départ toute l’élite politique de la colonie, créé pendant sa déportation, ndlr –, se délitait déjà, miné par toutes sortes de rivalités. Face à cette situation, il s’est dit qu’il fallait agir, d’où l’idée de la création de l’Association des anciens du Dahomey. Ça doit être entre 1946 et 1947. Entre-temps, il avait encouragé son neveu Gutenberg Hunkanrin à créer une section du Rassemblement démocratique africain (RDA) originel au Dahomey.
Le séjour à Tougan de Louis Hunkanrin a pris fin en 1946. Quand a-t-il commencé et pourquoi ?
Cette déportation a commencé en 1940. Elle est liée à son affiliation aux forces françaises libres. Dans les années 1940, l’Afrique Occidentale française (AOF) était sous la coupe des vichystes. Ce qui fait que si vous étiez vichystes et que vous faisiez de la propagande pro-gaulliste ou pro-forces françaises libres, vous étiez passibles de la condamnation à mort. Qu’est-ce qui s’était passé ? Louis Hunkanrin avait une facilité pour passer les frontières surtout en direction de la colonie voisine de la Nigeria – il faut préciser qu’à l’époque, les Français appelaient le pays la Nigeria – et faire de l’agitation, si je puis ainsi m’exprimer. Donc, il était allé à la Nigeria, et revenait avec des compagnons, dont un policier de la colonie anglaise, qui portaient des tracts. Lui, se sachant suivi, n’en avait pas porté. À la frontière, les services de renseignements de la direction des affaires politiques de la colonie du Dahomey ont tout de suite signalé leur présence. Les éléments de la police les ont arrêtés et fouillés. En fouillant Louis Hunkanrin, ils n’ont rien trouvé.
Malheureusement, ils ont trouvé des tracts chez ses compagnons. Automatiquement, on les transféra à Dakar où ils furent jugés. Les deux ou trois compagnons de Louis Hunkanrin ont été passés par les armes. Lui-même avait failli subir le même sort, n’eût été la vigilance de son avocat qui réussit à démontrer que selon le décret qui condamnait toute accointance avec l’ennemi – vous rendez-vous compte, les Français qui considéraient d’autres Français comme des ennemis – on ne pouvait pas le condamner puisqu’on n’avait trouvé aucune preuve qu’il était de mèche avec les autres. Certes, ils le soupçonnaient, puisqu’il avait fait sortir de la colonie du Dahomey tous les Français qui se sentaient aptes pour aller servir leur pays au front, aux côtés des forces de la France libre. Ils les aidaient à passer les frontières parce que ces Français ne connaissaient pas les “vrais chemins”.
Pour rejoindre la France libre, il fallait aller dans la colonie de la Nigeria afin d’avoir la possibilité d’embarquer sur un navire pour se joindre aux forces de la France libre dans l’un de leurs bastions comme Brazzaville
Avec ses amis, il avait constitué des réseaux pour faire sortir les administrateurs français et autres qui voulaient aller combattre pour la libération de leur pays. Il fallait les faire sortir du Dahomey vichyste. Alors, comme lui, il connaissait les vrais chemins, il les faisait transiter par sa ferme à Davié (aujourd’hui, un quartier de Porto-Novo, à l’époque à la périphérie de la ville, ndlr) ou par d’autres passages, puisqu’il avait plusieurs lieux par lesquels il faisait passer les gens. À l’occasion de ces évacuations, il est advenu que le prince régnant de Porto-Novo, c’est-à-dire le chef supérieur, avait carrément mis à la disposition des administrateurs d’un certain niveau sa voiture pour les déposer à Lagos.
Et au retour de ce voyage-là, le lieutenant-gouverneur avait demandé au chef supérieur des comptes de façon suffisamment violente si bien qu’il s’est suicidé (il s’agit du chef supérieur Dè Gbehinto qui a régné de 1930 à 1941, ndlr). Il possédait une voiture automobile, ce qui n’était pas courant à Porto-Novo, à l’époque. Il l’avait donc prêtée à des administrateurs qui voulaient rejoindre la France libre. Et pour rejoindre la France libre, il fallait aller dans la colonie de la Nigeria afin d’avoir la possibilité d’embarquer sur un navire pour se joindre aux forces de la France libre dans l’un de leurs bastions comme Brazzaville, – capitale de l’Afrique-Équatoriale française (AEF), ndlr – où le général de Gaulle avait été invité par Félix Eboué, le gouverneur général de l’AEF. Ça, on ne le rappelle pas souvent. Le premier haut fonctionnaire de l’administration coloniale à avoir rejoint de Gaulle, c’est Félix Eboué qui était originaire de la Guyane. C’est par la suite qu’il y a eu le capitaine Leclerc qui a fait des coups de force contre le Cameroun, Brazzaville et autres, pour se débarrasser des vichystes en place et les remplacer par des administrateurs favorables à de Gaulle ; ce qui fait que par la suite, l’AEF s’est vue libérée des vichystes. Et Brazzaville est devenue la capitale de la France libre, ce qu’on oublie aussi.
Les compagnons avec lesquels Louis Hunkanrin rentrait de la Nigeria et qui avaient gardé des tracts étaient-ils des Dahoméens ?
Il y avait un Nigérian qui était policier d’ailleurs, mais qu’ils ont osé condamner quand même, et puis un ou deux Dahoméens.
Et n’a-t-on pas retenu leurs noms ?
Je n’ai pas retenu leurs noms, mais je suis sûr qu’on peut les retrouver dans les archives.
À quoi étaient destinés les tracts qu’ils portaient ?
C’était pour faire de la propagande en faveur de la France libre, mobiliser plus de gens pour cette cause, des Français comme des Dahoméens. La tâche que Louis Hunkanrin s’était donnée, c’était de recruter et faciliter les voies de sortie pour ceux qui voulaient combattre pour la France libre.
S’était-il lui-même donné cette mission de son plein gré ?
Bien sûr. Il l’a fait de son plein gré. C’était après son retour de son premier bagne en Mauritanie (il avait été envoyé au bagne en Mauritanie de 1923 à 1933, ndlr). Après ce retour, il y a eu quelques péripéties ; il a été recruté et a recommencé à travailler, puis il a encore eu des désaccords avec l’administration, lesquels désaccords ont conduit à sa nouvelle radiation. Pendant cette période-là, il a écrit plusieurs articles, il ne faut pas qu’on l’oublie, qui ont été publiés dans Études dahoméennes. Il s’était alors replié sur ses fermes. Puis il y a eu l’annonce de la guerre 39-45. Quand, en 1940, la France a été vraiment occupée par les forces nazies et que le général de Gaulle a lancé son fameux appel du 18 juin, Louis Hunkanrin a pris sur lui de rejoindre les forces françaises libres. Et le service qu’il pensait pouvoir rendre de façon efficace, c’était de recruter ou de faciliter le chemin des Français qui voulaient quitter le Dahomey pour aller combattre. Et véritablement, Louis Hunkanrin leur facilitait le chemin pour rejoindre la Nigeria afin de continuer sur la destination qu’ils voulaient, soit à un moment donné l’Angleterre ou à un autre moment, Brazzaville. Quand il a été arrêté avec ses compagnons et qu’il a failli être exécuté, l’administration vichyste encore en place dans l’AOF l’a, en guise de punition, envoyé en bagne à Tougan, une localité alors située dans la colonie du Soudan français (actuel Mali), puis rattachée plus tard à la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) où il est resté de 1940 à 1946.
Donc il a passé six ans à Tougan…
Oui, il y a passé six ans, et je vous ai dit les anomalies. Puisqu’en 1942, l’Afrique de l’Ouest était libérée des vichystes. Comment peut-on expliquer qu’il a fallu encore quatre ans avant que Louis Hunkanrin ne recouvrât sa liberté ? Lui qui a rendu tous ces services à la France libre qui contrôlait l’AOF depuis 1942 ? Malheureusement, on a un début de réponse avec le massacre de Thiaroye qui a eu lieu durant la période de commandement de la France libre. Mais, il y avait encore des officiers de la période vichyste. Et de Gaulle n’a pas réagi, qu’on sache, quand il y a eu cette tuerie. Historiquement, il n’a pas réagi. C’est donc un début de réponse à l’anomalie des quatre ans de Louis Hunkanrin sous la geôle en plein commandement de la France libre.
Vous avez dit tout à l’heure que Louis Hunkanrin avait de la facilité pour passer les frontières et aller faire de l’agitation…
Dans la période de clandestinité où il est entré en résistance avant la Première Guerre mondiale quand il publiait des journaux écrits à la main – “Le Récadaire de Béhanzin”, c’est quand même un peu curieux qu’un Porto-Novien donne un tel nom à son journal clandestin. Ça infirme justement le mythe de l’opposition historique entre Porto-Novo et Abomey. Il y a des mythes comme ça qu’on a créés par la suite, et qui ne tiennent pas la route. Que Louis Hunkanrin et ses amis, puisqu’il n’était pas seul, intitulent leur journal clandestin et manuscrit “Le Récadaire de Béhanzin”, ça c’est très significatif. Il est entré en résistance contre l’injustice de l’administration coloniale française, et en l’occurrence, c’était le gouverneur Noufflard (lieutenant-gouverneur du Dahomey, de 1912 à 1917, ndlr), celui qui avait fait appel aux troupes françaises pour écraser les résistances en pays Holli, en pays Sahouè, dans le Borgou avec Bio Guerra et la longue résistance de Kaba, un leader paysan, contrairement à Jean Pliya (géographe, Jean Pliya a fait des publications sur l’histoire de la République du Bénin, ndlr) qui disait dans son ouvrage sur l’histoire du Bénin qu’il était un chef. Un paysan et chasseur qui a décidé d’organiser les siens pour empêcher notamment la conscription des jeunes qu’on envoyait à la guerre (la Première Guerre mondiale, ndlr) dans une société communautaire où ces jeunes avaient la charge de s’occuper de leurs aînés à partir d’un certain âge. Non seulement, on en recrutait sans ménagement, femmes comme hommes pour aller faire du travail forcé, et voici qu’avec la guerre, beaucoup de jeunes sont enrôlés pour aller au front en Europe.
Pour revenir à votre question, cette facilité qu’avait Louis Hunkanrin de traverser les frontières entre la colonie du Dahomey et la colonie de la Nigeria s’explique bien. Louis Hounkanrin était dans le royaume de Porto-Novo qui a été scindé par les administrations coloniales française et anglaise. Il connaissait donc les moindres petits chemins qui menaient vers les fermes, etc.. Vous savez par exemple que la famille du prince Sognigbé (il a été évincé par le prince Dassi devenu roi de Porto-Novo à sa place, en 1874, sous le nom de Tofa, ndlr) avait vu leur ferme coupée en deux à Idjoffin. Et c’est d’ailleurs dans cette localité et dans les fermes de la famille Sognigbé que Louis Hunkanrin se rendait souvent quand il entrait en clandestinité et voulait se protéger des sbires de l’administration coloniale.
Si on l’avait relâché en 1942, il aurait eu 56 ans ; c’était quelqu’un de mûr, certes, mais il aurait pu occuper une place importante. C’est en menant cette réflexion que l’administration coloniale s’est dit qu’il ne fallait pas lui permettre de s’impliquer. Parce qu’en ce moment-là, on aurait créé l’UPD, on aurait cherché un président et on aurait pu le proposer
Et, il faut dire une chose : il y a de fortes chances que Louis Hunkanrin fût initié dans les sociétés secrètes comme le Zangbéto et les Kouvito ou revenants (il s’agit de deux sociétés de masques sacrés. Les premiers font des sorties nocturnes et sont considérés comme les gardiens de la nuit, tandis que les seconds, considérés comme les esprits des ancêtres défunts, font leurs manifestations cultuelles en plein jour, ndlr). Ce qui est sûr, c’est qu’il avait des accointances avec les Zangbéto, et c’était en quelque sorte son service de contre-espionnage face aux sbires de l’administration. Ça le protégeait et lui permettait de vite se dégager pour aller se réfugier à la Nigeria surtout.
Vous parlez de l’Association des anciens du Dahomey, pouvez-vous citer quelques membres qui y figuraient ?
Il y avait Victor Patterson et probablement le fondateur de Nonvitcha, la plus grande et la plus vieille association culturelle et festive du Bénin fondée en 1921, Adolphe Gnansounou Akpa ou encore l’ambassadeur Augustin Azango, etc..
Comme on le sait, et comme vous l’avons montré, l’administration coloniale l’a suffisamment persécuté. Mais, une fois que le Dahomey est devenu indépendant, Louis Hunkanrin n’a occupé aucune responsabilité publique jusqu’à son décès en 1964. Qu’est-ce qui justifie cela, selon vous ?
Il y a une historienne britannique du nom de Elisabeth Louis qui a fait ce constat. Elle a totalisé le nombre de jours et surtout de mois que Louis Hunkanrin, quand il est entré dans la vie active, a passé soit en exil soit en bagne soit dans la clandestinité. Et elle a dit que c’est un homme qui, pratiquement, a passé l’essentiel de sa vie adulte hors de la société en quelque sorte. Et pour expliquer pourquoi même bien que membre des forces françaises libres, on a attendu quatre ans avant de le relâcher après sa déportation en 1940, on peut tout simplement dire qu’il était évident que l’administration française ne voulait pas du tout au moment où elle entrait dans une phase nouvelle de négociations, que cet homme s’impliquât dans le jeu. Si on l’avait relâché en 1942, il aurait eu 56 ans ; c’était quelqu’un de mûr, certes, mais il aurait pu occuper une place importante. C’est en menant cette réflexion que l’administration coloniale s’est dit qu’il ne fallait pas lui permettre de s’impliquer. Parce qu’en ce moment-là, on aurait créé l’UPD, on aurait cherché un président et on aurait pu le proposer.
Or l’administration savait pertinemment ce que cet homme était, elle savait qu’il n’était pas manipulable. C’est pour ça que même après l’avoir libéré, l’administration ne voulait pas qu’il remît les pieds au Dahomey. Les responsables de la colonie se disaient que c’est un homme qui est habitué à l’agitation. Et quand il avait des idées, il les mettait en œuvre, et ça marchait. Donc, ils se sont dit qu’il fallait le tenir un peu loin. Par exemple, quand il y a eu l’insurrection de 1923 à Porto-Novo, Louis Hunkanrin était en prison et donc n’était pas du tout mêlé à cette insurrection. Mais, le gouverneur Gaston Fourn lui avait quand même collé la responsabilité – il a été accusé d’avoir envoyé par des écrits des mots d’ordre pour pousser les marchandes du marché Ahouangbo à résister et à ne pas servir les boys et les bonnes dames au service des colons en vivres frais – de cette insurrection pour le condamner à la déportation dans le désert mauritanien. Au même moment que d’autres sages de Porto-Novo et le prince Sognigbé parti d’Idjoffin, pour s’enquérir des troubles en cours à Porto-Novo. Et il a été envoyé au bagne en Mauritanie au même moment que d’autres sages de Porto-Novo. Parmi la quinzaine de personnes envoyées au bagne en Mauritanie, seules deux sont revenues vivantes, dont Louis Hunkanrin.
Pour l’administration coloniale, Louis Hunkanrin était un danger permanent qu’il fallait à tout prix éloigner. En réalité, l’insurrection de 1923 à Porto-Novo est partie d’une augmentation brutale des taxes par le gouverneur Fourn. Les commerçantes du marché d’Ahouangbo – où s’approvisionnait le personnel de maison des administrateurs, ndlr – se sont soulevées contre ces taxes, opposant au gouverneur qu’il n’est pas habilité à imposer des taxes, vu que Porto-Novo n’était pas une colonie, mais était sous protectorat. Pour les femmes, seul le roi de Porto-Novo avait ce pouvoir. Et pour manifester leur mécontentement, elles ont décidé de ne plus vendre des vivres frais aux boys et aux bonnes dames au service des colons. Elles voulaient en quelque sorte affamer l’affameur.
Sont-ce les marchandes elles-mêmes qui avaient mené cette réflexion ou bien derrière, il y avait effectivement des gens éclairés qui les soutenaient ?
Non. Les bonnes dames savaient qu’en principe, quand il y a des taxes, il y avait une procédure et ça venait du palais. Or cette fois-ci, ce n’est pas venu du palais, mais plutôt de la résidence du lieutenant-gouverneur Fourn. Il ne faut pas oublier que Fourn jouissait d’une réputation solide. C’est le gouverneur après Victor Ballot qui a le plus duré au Dahomey, une colonie qui avait la réputation d’être instable, ingouvernable et où les gouverneurs ne duraient pas. Et quand un gouverneur s’installait, il tenait prête sa valise. Le Dahomey avait cette réputation que des gouverneurs ne défaisaient même pas leurs bagages.
On peut dire au regard de tous les éléments que vous avez évoqués, il est clair que Louis Hunkanrin était victime d’ostracisme…
Oui, c’était la forme française de répression de toutes formes d’expression d’un d’esprit libre et surtout qui s’était donné pour mission de rendre justice à tout être humain. On peut dire en quelque sorte que Louis Hunkanrin a été un militant des droits humains comme on dit aujourd’hui, très tôt. Puisque dès qu’il a commencé sa carrière comme instituteur auxiliaire à Ouidah – j’avais déjà dit à la conférence qu’il n’était pas vraiment le premier instituteur au Dahomey, puisqu’il y avait les instituteurs aguda (les Aguda sont des descendants d’esclaves venus surtout du Brésil et installés sur les côtes béninoises et togolaises, ndlr) et autres – quand les gens avaient des problèmes pour écrire, ils allaient vers des personnes comme lui. Voilà que ce dernier, non seulement parle et écrit le français, mais est également ouvert. Donc, les gens qui avaient des problèmes avec l’administration coloniale française allaient à lui. Alors, il a senti le poids de cette responsabilité, et c’est pour cela qu’il a adhéré très tôt, depuis Ouidah, à la Ligue française des droits de l’homme. Et il était en contact avec un Martiniquais qui était très actif dans cette ligue.
En ce qui concerne la notoriété de Louis Hunkanrin, ce n’est pas seulement au Bénin qu’il est connu. Il est reconnu par les mouvements anti-esclavagistes qui sont encore très actifs aujourd’hui dans des pays comme la Mauritanie et peut-être dans certaines tribus touaregs ou encore dans certains groupes au Mali qui sont castés et qui camouflent mal la persistance de pratiques esclavagistes
Même après l’indépendance, Louis Hunkanrin n’avait-il plus eu la possibilité de s’insérer dans le jeu politique au Dahomey ?
Non. Il n’avait plus cette possibilité. Quand il a créé l’Association des anciens du Dahomey, c’était parce qu’il ne se voyait plus dans le jeu politique, à ce moment-là. Puisqu’il y avait déjà des générations de politiciens plus jeunes sur place, les Sourou Migan Apithy, Salomon Biokou, etc..
Louis Hunkanrin, même aujourd’hui ne semble pas avoir la notoriété que lui aurait fait mériter sa vie de combat. Qu’est-ce qui, selon vous, justifie cet état de choses ?
Ça, c’est vous qui le dites. Parce que je me souviens que quand j’étais jeune enseignant revenu de la France, je me suis retrouvé avec d’autres jeunes collègues dans l’Association nationale des historiens et géographes (ASNAHG). Et cette association, nous l’avons héritée des aînés qui avaient formé ce qu’ils avaient appelé l’ASDAHG (Association dahoméenne des professeurs d’Histoire et de Géographie). Dans ce cadre, il y avait des programmes de recherche qui amenaient à approfondir un certain nombre de points d’enseignement parmi lesquels, justement, les résistants comme Louis Hunkanrin par exemple. Et quand la loi d’orientation de l’École nouvelle a été promulguée (le 23 juin 1975, ndlr), des commissions ont été mises en place pour rédiger les programmes à enseigner. Notre association que je présidais à l’époque a été bien associée à ce travail. À la tête de la commission de rédaction des programmes d’Histoire et de Géographie, nous avons mis Feu l’inspecteur Dorothée Adjagba. Ainsi, les programmes ont été rédigés conformément à ce qu’on connaissait à l’époque.
Pour vous dire, en ce qui concerne la notoriété de Louis Hunkanrin, ce n’est pas seulement au Bénin qu’il est connu. Il est reconnu par les mouvements anti-esclavagistes qui sont encore très actifs aujourd’hui dans des pays comme la Mauritanie et peut-être dans certaines tribus touaregs ou encore dans certains groupes au Mali qui sont castés et qui camouflent mal la persistance de pratiques esclavagistes. Mais, en Mauritanie, c’est très clair, puisque c’est en 1981 que sous la pression de différents groupes internes et externes, ils ont cru devoir abolir l’esclavage. La question se pose aussi pour des pays comme la Tunisie, l’Algérie et autres, surtout quand le Président tunisien parle de l’invasion de la Tunisie par les Noirs, etc., il oublie que son pays est multinational. Ça, c’est ahurissant. Parce que si vous lisez l’Histoire générale de l’Afrique, c’est très clair : il y a des noyaux préislamiques noirs dans ces régions-là. C’est extrêmement grave qu’un président de la République soit complètement ignorant de la nature plurinationale de son pays.
C’est pour vous dire qu’au aujourd’hui, il y a des réseaux y compris des réseaux en Allemagne qui s’intéressent à Louis Hunkanrin. Il y a par exemple Rampoldi Milena, une Allemande qui, en 2015, a écrit un livre de 160 pages intitulé Der Menschenrechtler Louis Hunkanrin und sein Kampf gegen die Sklaverei qui peut se traduire ainsi : Le militant des droits de l’homme Louis Hunkanrin et sa lutte contre l’esclavage. Mais, il faut dire qu’il y a une curiosité – et vous avez raison de ce point de vue – que jusqu’à présent, je n’ai vu aucune thèse sur Louis Hunkanrin. Ça, c’est quand même curieux. En comparaison, il y a plusieurs thèses sur Blaise Diagne. S’il y a des écrits comme celui de Rampoldi Milena, par contre, le milieu académique béninois ne semble pas s’être vraiment intéressé au personnage. Mais, je vous dis que pendant la période révolutionnaire, des travaux ont été faits pour enrichir les fiches d’enseignement sur différents résistants, dont Louis Hunkanrin.
Que dites-vous alors de cet article de Jean Suret-Canale dans l’ouvrage La vie et l’œuvre de Louis Hunkanrin: « Un pionnier méconnu du mouvement national et démocratique en Afrique » ?
Ça, c’est en milieu francophone. Mais, je répète : en milieu intéressé par sa lutte concrète sur le terrain, il n’est pas oublié. J’ai dit et je répète qu’il parlait le hassanya, et il a écrit un livre que justement, l’ouvrage dans lequel se trouve l’article de Suret-Canale ne cite pas correctement ; le pamphlet, si vous voulez, de 27 pages écrit en 1931, est intitulé : Un forfait colonial : l’esclavage en Mauritanie. Mais, dans l’ouvrage, il est simplement mis : L’esclavage en Mauritanie. Et beaucoup de personnes reproduisent le titre ainsi. Alors que L’esclavage en Mauritanie tout simplement et Un forfait colonial : l’esclavage en Mauritanie n’ont pas la même résonance. Même Paul Hazoumè est tellement frileux qu’il n’a pas osé écrire le vrai titre, même dans son discours d’hommage à Louis Hunkanrin, en 1964. Il a tout simplement dit L’esclavage en Mauritanie. Mais, un forfait colonial, n’est-ce pas clair ? Ce qui fait que quand l’ouvrage est sorti, le colonisateur a tout raflé. C’est bien après que, sous prétexte de le récompenser, ils lui ont donné une somme forfaitaire.
Lui ont-ils donné cette somme de son vivant ?
Oui, quand ils ont voulu se réconcilier avec lui. Vous savez, il y a eu des tentatives de réconciliation entre l’administration coloniale et Louis Hunkanrin après sa première déportation en Mauritanie puis après son retour difficile au Dahomey, en 1946. Ça, c’est la double facette de l’administration coloniale.
Mais, ces tentatives de réconciliation n’ont pas abouti…
Non, comme vous le savez. Le dernier coup que l’administration coloniale lui a fait, c’est quand elle a tenté de l’opposer au journal des Aguda La Voix du Dahomey.
Selon vous, quel héritage Louis Hunkanrin a-t-il laissé à la postérité ?
Je vous ai pratiquement déjà donné des éléments de réponse. En Mauritanie, au Burkina Faso, l’héritage qu’il a laissé, c’est sûr que c’est celui d’un homme qui lutte pour les droits humains et pour la liberté des hommes, quelles que soient leur couleur ou leurs origines. Ça, c’est clair. Et c’est curieux qu’au Bénin, les intellectuels surtout, en dehors de Paulin Hountondji qui a eu à ses débuts, lorsqu’il est revenu au Bénin, l’idée de rassembler un ouvrage (La vie et l’œuvre de Louis Hunkanrin, ndlr) sur Louis Hunkanrin, ne s’intéressent pas assez à son histoire.