Bénin, 30 ans après la Conférence des forces vives de la Nation : « Le pire était à craindre si… », déclare le Pr Sébastien Sotindjo


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Bénin, 30 ans après la Conférence des forces vives de la Nation : « Le pire était à craindre si… », déclare le Pr Sébastien Sotindjo

Dans cette deuxième partie de l’entretien qu’il nous a accordé, le professeur Sébastien parle de la fameuse date du 25 février, rappelle les grandes décisions prises par la conférence, met en lumière les craintes et les appréhensions des délégués. Entretien.

Afrik.com : Un des temps forts de cette conférence a été le jour (25 février 1990) où elle s’est autoproclamée la souveraine. Comment en est-on arrivé là ?
Sébastien Sotindjo : Question tout à fait pertinente. Il faut dire que quand vous déclenchez un processus, il est difficile de le contrôler de bout en bout, jusqu’à son terme. Cette conférence a été convoquée surtout pour faire des propositions économiques au régime en place, afin de sortir de la crise, un peu comme l’avait fait la conférence des cadres de 1979, mais dont le Président Mathieu Kérékou n’avait pas appliqué les décisions ; tant il est vrai que le régime du PRPB a échoué sur les plans économique, éducationnel et politique.

Mais dans ce monde de 512 délégués, il y avait des sensibilités qui œuvraient pour orienter les décisions de la conférence dans un sens que son initiateur, le Président Mathieu Kérékou, n’avait pas prévu. C’est le cas des gens comme Sylvain Akindès Adékpédjou qui ont tenté de rallier tous ceux qui ont été influencés par l’ancien mouvement démocratique et qui étaient nombreux, que ce soit des militants de l’Union générale des élèves et étudiants du Dahomey (UGEED), du Front d’action commun des élèves et étudiants du nord (FACEEN), etc.. Ils se réunissaient tous les soirs sur l’esplanade du Stade de l’Amitié de Kouhounou (d’où l’appellation de « groupe de Kouhounou » qui leur était attribuée) pour mettre en œuvre des stratégies en vue d’influencer positivement les décisions de la conférence. En dehors de ces sensibilités, il y avait également des négociations au plus haut niveau pour imprimer une certaine direction à la conférence.

Eu égard à tous ces éléments évoqués, le processus qui a été déclenché par le Président Kérékou et qui était censé prendre fin le 23 février, disons, lui a échappé. En effet, du 21 au 23 février, les discussions sur les compétences et les objectifs de la conférence ont polarisé toute l’attention. Ces discussions se faisaient en plénière autour d’une déclaration définissant ces objectifs et ces compétences et dont la rédaction avait été confiée à un délégué, un militant du Syndicat national des enseignants du supérieur (SNES) dirigé à l’époque par Léopold Dossou, membre du présidium de la conférence. Ce scénario était-il prévu par le Président Mathieu Kérékou ? Rien n’est moins évident.

Puisque toute la conférence était diffusée en direct sur les ondes de la radio nationale, il paraît même que des malades qui étaient dans leur lit au Centre national hospitalier universitaire (CNHU) de Cotonou, avaient aussi repris l’hymne national pour signifier leur adhésion totale à la décision

Au cours des discussions, deux camps s’étaient constitués au sein des délégués de la conférence. Il y avait, d’une part, les partisans de la souveraineté de la conférence, et d’autre part, les proches du régime agonisant, farouchement opposés à toute idée de souveraineté de la conférence qui pour eux, serait un coup d’Etat civil. Pendant que ce débat se déroulait en plénière, le Président Kérékou lui-même a été invité, par trois fois, pour y participer afin de préciser clairement ce qu’il attendait des assises. Le président du présidium de la conférence, Mgr de Souza, rappelait à Mathieu Kérékou que le fait d’avoir dit, le 7 décembre 1989, que le parti (le PRPB) ne devait plus diriger l’Etat, impliquait une remise en cause de tous les organes issus de la Loi fondamentale de 1977. Par conséquent, la conférence devait être souveraine et ses décisions, être exécutoires.

Du 21 au 23 février, Mathieu Kérékou répétait invariablement et inlassablement que la conférence avait juste pour mission de proposer des solutions économiques au pouvoir, afin de l’aider à sortir de la crise. C’était pathétique ! Mgr de Souza reprenait, chaque fois, la parole pour dire autrement la même chose, mais le Président Kérékou restait campé sur sa position jusqu’au 23 février. Etait-ce du théâtre ? Cela m’étonnerait. Le 23 février, le président de la République, ayant constaté que les travaux n’étaient pas achevés, en a donc autorisé la poursuite.

Deux jours plus tard, c’est-à-dire le 25 février, en l’absence du Président Kérékou, les délégués ont proclamé la souveraineté de la conférence, en lisant et en adoptant, au terme d’un débat houleux, la déclaration rédigée par le militant du SNES. Une fois la déclaration adoptée, un des délégués a entonné l’hymne national qui a été aussitôt repris par toute la salle et jusque dans la rue, pour étouffer toute velléité de réaction de la part des partisans du régime comme Simon Ifèdé Ogouma qui voulait prendre la parole, pour aller contre la décision prise. Puisque toute la conférence était diffusée en direct sur les ondes de la radio nationale, il paraît même que des malades qui étaient dans leur lit au Centre national hospitalier universitaire (CNHU) de Cotonou, avaient aussi repris l’hymne national pour signifier leur adhésion totale à la décision. La proposition a même été faite de baptiser une rue de Cotonou Rue du 25 février.

Jusqu’au 28 février où Mathieu Kérékou est revenu dans la salle où se tenait la conférence, tout le monde se demandait s’il allait accepter les décisions prises. Certainement qu’avec les contacts permanents entre le président du présidium et lui, d’une part, et entre eux deux et l’ambassadeur de France, d’autre part, Mathieu Kérékou était acquis à la cause. D’aucuns disent qu’il était venu, le 28 février, avec deux discours, et c’était son habitude. Mais c’est le discours qui disait oui aux décisions de la conférence qu’il a prononcé, au grand soulagement de la majorité des délégués.

Donc pour me résumer, un processus a été déclenché, n’a pas échappé au contrôle de celui qui l’a déclenché ; ce qui n’a pas été prévu est arrivé, mais c’est arrivé de telle sorte que, compte tenu de l’adhésion populaire, de la quasi-unanimité qui a été réalisée, sauf quelques-uns qui voulaient prendre la parole après l’adoption de la déclaration, de ce que dans les nouvelles structures, Mathieu Kérékou conserve le pouvoir, il n’avait pas d’autre choix que d’accepter toutes les décisions de la conférence. Car s’il y a une chose dont Mathieu Kérékou avait horreur, c’était qu’on lui demande de démissionner, et il l’a dit à plusieurs reprises. Puisqu’il avait la garantie de continuer à être président de la République, il n’avait eu aucun problème à accepter les décisions.

Afrik.com : Justement, quelles sont les grandes décisions prises par cette conférence ?
Sébastien Sotindjo : D’abord il faut dire que le premier jour de la conférence, il y a eu un bureau provisoire présidé par le doyen d’âge, Salomon Biokou. Me Hélène Aholou Kèkè faisait également partie de ce bureau dont le plus jeune membre était un étudiant du nom de Hervé Akakpo. C’est ce présidium provisoire qui a dirigé les assises, du 19 au 20 février, dans l’après-midi, juste le temps d’adopter le règlement intérieur. Le 20 février, dans l’après-midi, il y a eu l’élection des treize membres du présidium appelé à diriger les travaux le reste du temps.

Les délégués ont été répartis en quatre commissions : la commission des affaires économiques dirigée par Nicéphore Soglo, la commission des affaires constitutionnelles présidée par le professeur Maurice Ahanhanzo Glèlè, la commission des affaires culturelles qui avait à sa tête Félix Essou Dansou, la commission en charge de l’éducation dont la présidence a été confiée à Paulin Hountondji. Les travaux se déroulaient donc en commission et en plénière. C’est donc dans la journée du 27 février où le Premier ministre a été élu par consensus que toutes les commissions ont présenté leur rapport, sauf la commission de l’éducation qui a présenté le sien tard dans la nuit de ce 27 février. Les grandes décisions sont donc le reflet de ces différents rapports.

Le Premier ministre était chargé de former un gouvernement dont il serait le chef, pendant que le président de la République demeure le chef de l’Etat, tout en perdant l’essentiel du pouvoir désormais concentré entre les mains du Premier ministre

Au plan politique, tous les organes issus de la Loi fondamentale de 1977 doivent être dissous ; le président de la République sera élu au suffrage universel avec un mandat de cinq ans renouvelable une fois ; un Parlement monocamériste sera constitué de députés élus au suffrage universel direct. Pour qu’il n’y ait pas de vide entre la fin de la conférence et l’installation des nouvelles institutions, le Haut conseil de la République (HCR) a été mis en place. Composé de vingt sept membres au total, il regroupait les treize membres du présidium de la conférence, les anciens présidents de la République et les représentants de chaque département. Le Haut conseil de la République était l’organe législatif chargé de la gestion de la période de transition. Cette transition devait durer, au plus, douze mois. Le Premier ministre était chargé de former un gouvernement dont il serait le chef, pendant que le président de la République demeure le chef de l’Etat, tout en perdant l’essentiel du pouvoir désormais concentré entre les mains du Premier ministre.

Les nouvelles institutions ont commencé par être mises en place aussitôt à la fin de la conférence. Au cours des quinze premiers jours du mois de mars, le Haut conseil de la République a été installé par le chef de l’Etat, le Premier ministre est entré en fonction et un gouvernement de quinze ministres est formé. Par ailleurs, il avait été décidé d’installer la Cour constitutionnelle qui serait garante de la Constitution. Sur ce point, des orientations ont été données pour la rédaction d’une nouvelle Constitution par une équipe composée des membres de la commission des affaires constitutionnelles de la conférence auxquels devaient s’ajouter des experts. Il a été retenu que le projet de Constitution devait être accepté par le HCR avant d’être popularisé et soumis au référendum. Ces étapes qui étaient indispensables pour que le projet ait force de loi, ont été rigoureusement suivies. La conférence avait également décidé de la mise en place d’institutions de contre-pouvoir comme la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC), le Conseil économique et social (CES).

En ce qui concerne les droits de l’Homme, les décisions de la conférence se résument ainsi qu’il suit : multipartisme intégral, respect des droits de la personne humaine, conformément à la Charte des droits de l’Homme et des peuples de l’OUA. Sur ce même registre, une résolution demandant la libération de tous les détenus politiques et la création d’une commission pour indemniser ces détenus a été votée. Une autre résolution prévoyant la fin de la grève, a permis la reprise du travail dans l’administration publique au lendemain de la conférence. Le SNES a convoqué une assemblée générale qui a mis fin, le 24 mars 1990, à la grève déclenchée depuis le 5 décembre 1989. Les enseignants du secondaire, quant à eux, ont d’abord écrit une lettre, en date du 4 mars 1990, pour exprimer leur crainte de voir le Président Kérékou refuser de se séparer du ministère de la Défense, auquel cas, ils ne reprendraient pas le travail. Ils ont effectivement repris le chemin des classes quand ils ont eu la certitude que leur inquiétude était vaine. Enfin, des motions de félicitations ont été adressées au Président Mathieu Kérékou ainsi qu’à Mgr Isidore de Souza.

Voilà ce qu’on peut retenir en gros, s’agissant des décisions de la conférence. Il s’est agi de la naissance d’un nouveau régime faite de manière vraiment pacifique. C’était une première à l’échelle continentale. Tout ce qui était prévu dans la période de transition devait être dirigé par le Premier ministre et surtout le HCR qui a fait son travail jusqu’aux élections législatives et présidentielle de 1991 pour l’installation du nouveau Parlement et du nouveau président de la République.

Afrik.com : Vous n’avez rien dit des décisions au plan économique.
Sébastien Sotindjo : Au plan économique, que peut-on dire de sérieux en dix jours et neuf nuits ? Des orientations ont été certes données, mais les décisions les plus urgentes à prendre revenaient au premier gouvernement et à son chef, le Premier ministre. Il faut reconnaître que pendant la période de transition, un travail important a été effectué, en ce qui concerne l’assainissement des finances publiques notamment, parce que le Premier ministre a su s’entourer de technocrates vraiment au point. Malgré ces efforts pour réaliser les équilibres macro-économiques, il s’est avéré nécessaire d’organiser, après le retour de Mathieu Kérékou aux affaires en 1996, une conférence économique.

Afrik.com : Professeur, au moment où la conférence avait été annoncée, croyiez-vous qu’elle pouvait accoucher de résultats concluants ?
Sébastien Sotindjo : En suivant le déroulement chronométré des événements de la conférence tel que l’a présenté feu Léopold Dossou, un des acteurs de ladite conférence, dans sa contribution, « La Conférence des forces vives de la nation et la transition démocratique » dans un ouvrage (à paraître) intitulé : Le processus démocratique au Bénin : genèse, dynamique et perspectives, je pense que le Président Kérékou lui-même ne pouvait pas répondre à cette question, encore moins les délégués, jusqu’à ce que le 28 février, tout le monde regardait le président du présidium, Mgr Isisore de Souza en se demandant ce qui allait se passer.

Le calme et la sérénité affichés par le prélat – même si c’est sa nature – semblaient augurer d’une fin heureuse, mais personne n’était sûr de rien. Le Président Kérékou avait constaté que la conférence a été plus loin que ce qu’il espérait ; c’était certainement le cas du président du présidium également ainsi que des différentes chancelleries qui s’étaient d’une façon ou d’une autre impliquées dans la conférence. L’adhésion populaire était telle que si on remettait en cause ce qui a été dit, le pire était à craindre. Il faut dire que la radio a joué un rôle formidable, au cours de cette conférence, en diffusant en direct son déroulement. Si les travaux avaient été faits à huis clos, peut-être que…

Le Président Kérékou avait constaté que la conférence a été plus loin que ce qu’il espérait ; c’était certainement le cas du président du présidium également ainsi que des différentes chancelleries qui s’étaient d’une façon ou d’une autre impliquées dans la conférence

Est-ce que moi j’y croyais ? Je n’étais pas là. La dynamique qui a été enclenchée a conduit les délégués à la déclaration de la souveraineté et vers un nouveau régime dont ils ont esquissé les organes. C’est quand finalement Mathieu Kérékou a donné son approbation, le 28 février, que les esprits se sont calmés. Des membres du « groupe de Kouhounou » ont confié, plus tard, qu’ils n’y croyaient pas profondément, car ils se disaient que le Président Mathieu Kérékou allait certainement tout ranger dans les tiroirs, comme il l’avait fait pour la conférence des cadres de 1979. Cela veut dire que les acteurs mêmes savaient qu’ils avaient osé ; ils savaient qu’ils avaient l’adhésion totale du peuple. Mais aucun parmi eux n’était sûr que le Président Kérékou allait accepter.

Je me suis dit, voilà une autre expérience, on va voir. Et puis, ça a été quand même un travail sérieux. Quand on voit la profondeur des réformes, c’est extraordinaire, et ça a été fait en dix jours neufs nuits. Les gens travaillaient de jour comme de nuit.

Afrik.com : On a vu que l’exemple béninois a fait des émules en Afrique. Pensez-vous que la conférence peut être considérée comme un motif de fierté pour le Béninois que vous êtes ?
Sébastien Sotindjo : C’est vrai que la conférence nationale a été imitée selon le schéma béninois par des pays francophones. Aucun pays anglophone n’a tenté d’organiser une conférence nationale. Cela dit, l’imitation de ce modèle est une chose normale dans la mesure où ce qui est bon est contagieux. Quand la révolution française de 1789 avait réussi, par exemple, plusieurs pays européens avaient tenté d’imiter la France, avec des succès plus ou moins assumés. Donc il y a eu écho de cette conférence béninoise dans les pays francophones, avec un évêque pour assurer la présidence des travaux comme au Bénin. Au Zaïre, la conférence nationale a duré pratiquement un an, sans grands résultats ; au Togo, non plus ça n’a pas été concluant, etc. Ce n’est pas étonnant que cela ait réussi très rapidement au Bénin, en raison des antécédents historiques dont je vous ai parlé. Tout le temps, il y avait le réflexe de se retrouver comme sous l’arbre à palabres pour trouver une solution à une crise.

A travers la conférence, le Bénin a donné une leçon en termes de passage d’une dictature à la démocratie, de manière pacifique et consensuelle. Mais il ne faut pas exagérer non plus ; il ne faut pas être grisé au point de penser que ceux qui ont échoué ne sont pas aussi intelligents que nous. Il faut savoir que chaque peuple a ses caractéristiques, sa teneur historique. Quand vous semez une graine sur différents terrains, il n’est pas évident que la germination soit identique. En clair, c’est une contribution du Bénin, c’est sûr ; mais de là à en être trop fier, non. On aurait été fier si la conférence avait résolu nos problèmes de développement.

A suivre !

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Par Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
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