Tout le monde a une histoire. Mais pour l’écrire, très peu ont le génie de Chika Ezeanya. Sous la plume de cette talentueuse nouvelliste, une tragédie digne d’un cauchemar se transforme en un récit savoureux à la fin duquel le lecteur demande plus de pages à tourner et à lire.
Pour son nouveau livre, « Before We Set Sail » (Avant de partir en bateau), Chika s’est inspirée de la vie d’un ancien esclave, Alaudah Equiano. Une bouleversante histoire de captivité et de chagrins que l’esclave lui-même avait écrite et publiée en 1789. Ce fut la toute première autobiographie d’un ancien esclave, mais aussi un bestseller instantané qui fit de l’auteur, en ce temps-là, l’Africain le plus riche.
Malgré son statut d’esclave affranchi, Alaudah Equiano s’était imposé au public anglais et avait acquis une notoriété comparable à celle des célébrités d’aujourd’hui. Capturé à l’âge de onze ans avec sa sœur à l’intérieur de l’actuel Nigéria en l’absence de leurs parents, Alaudah, un garçon brillant, intègre et affable, passera entre les mains de plusieurs marchands et sera variablement surnommé, selon ses maîtres successifs, Michael, Jacob pour finalement devenir Gustavus Vassa. La liberté acquise au prix de son labeur, il devint fameux grâce, non seulement à son influence dans les mouvements abolitionnistes, mais surtout à cause de son livre “the Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa the African”.
« Before We Set Sail » est la suite de cette histoire dans laquelle Alaudah Equiano, pour des raisons qu’on peut imaginer, avait omis de décrire ce qu’étaient sa vie et la culture de son peuple avant qu’il ne soit capturé et acheminé par mer vers le nouveau monde. Ce sont ces omissions volontaires, ces non-dits historiques que Chika Ezeanya a voulu faire découvrir en y consacrant son livre, « Before We Set Seal ». La Chercheuse, Ecrivain et Enseignante d’origine Nigériane, une passionnée de l’Afrique, apporte au lecteur les évidences de cette période que Cheick Anta Diop théorisait en termes d’Afrique noire précoloniale.
Les éléments que Chika présente aux lecteurs sont plus proches de l’historiographie de Walter Rodney dans « histoire de la Haute Guinée », qui qualifie de fausse propagande l’argument selon lequel les africains vendaient, sans y être forcés, leurs propres enfants comme une marchandise ordinaire. Bien au contraire, précise-t-elle, les Africains s’étaient bravement battus contre les ravisseurs, les négriers européens et les prêtres véreux qui venaient ravir à leurs communautés leurs bras les plus vigoureux. La suspicion qu’un père pouvait librement vendre son enfant est balayée d’un revers de main dans cette nouvelle parce que, comme le démontrera la chercheuse, c’était contre la norme dans une civilisation africaine ancienne caractérisée par une affection parentale sans faille. Ceci est compréhensible en ce sens que même aujourd’hui, les enfants sont demeurés les biens les plus précieux, et toutes les formes d’abus sur eux par certains prêtres et adultes pervers n’ont jamais été acceptées, en dépit du niveau sans précédent de l’avidité et de l’immoralité qu’on constate dans les sociétés capitalistes occidentales.
Ceux qui insistent que l’esclavage existait en Afrique avant sa forme transatlantique, découvriront que ce supposé esclavage était en partie dû à la demande des commerçants européens installés sur place, sur les côtes. Sa nature et son contexte sont totalement différents et n’avaient rien de semblable au cartel transatlantique. Les « esclaves » en local, eux, étaient intégrés dans les familles blanches qui les adoptaient. Ils appelaient le chef de famille leur père et son épouse leur mère.
Dans sa narration, Chika Ezeanya fait largement étalage de l’une de ses passions: la défense de la technologie indigène. Elle a mis par exemple l’accent sur les techniques déjà très développées de la fonte du fer, de la forge et du système d’apprentissage, techniques qui seront admirées et agressivement utilisées dans les plantations du nouveau monde. La narratrice compare l’apprentissage traditionnel à une école de formation professionnelle des temps modernes.
Un autre domaine de connaissance africaine abordé avec force, c’est celui de la santé mentale. L’oppressante déshumanisation des malades mentaux était critiquée par Freud, Goffman, Fanon, Foucault et autres. Bien avant ces savants, l’Afrique précoloniale savait déjà traiter avec dignité ses malades mentaux. Ceux-ci étaient membres à part entière de la famille, de la communauté villageoise dont l’humanité n’a jamais failli quand ils sont sous traitement à la maison ou chez un guérisseur du village. C’est ainsi que le mari était autorisé à procréer avec son épouse souffrante de ces cas dont la plupart étaient des cas de dépression nerveuse. A la même période, en occident par contre, des dizaines de milliers de jeunes atteints de déséquilibre mental étaient injustement stérilisés afin qu’ils ne produisent pas des enfants qui deviennent un fardeau pour la société. Dans cette Afrique ancienne tolérante et humaine, lorsque quelqu’un affirme entendre des voix ou voit des choses que les autres n’entendent ou ne voient pas, il n’est pas traité de fou, d’homme inférieur. Il n’est pas isolé. Autrement, critique Chika, la pensée de René Descartes « je pense donc je suis » n’avait pas de droit de cité.
Chika Ezeanya démontre par ailleurs pourquoi l’écriture en général est une invention africaine. Le problème, dit l’auteur, était que l’anthropologue colonial ne pouvait pas lire l’écriture africaine et non que les indigènes étaient complètement illettrés. Chika s’insurge contre l’idée de la suprématie européenne. Elle la trouve suspecte et dangereuse parce que, note- t-elle, toute tentative d’effacer la civilisation des autres vise à effacer de leur mémoire collective leur grandeur historique, phénomène qui aboutit généralement à la suppression de leurs vies, de leurs races. Le génocide des autochtones indiens d’Amérique, l’holocauste de l’esclavage transatlantique et, plus tard, l’holocauste Nazi, sont là pour le témoigner.
Le récit, forcément, met l’auteur dans la ligne de feu des critiques qui s’interrogent : s’il est vrai que les premiers Africains étaient si forts, si braves et si ingénieux, qu’est-il advenu de l’ADN de la race noire au fil des âges ? Pourquoi la régénération n’a pas eu lieu et que l’Afrique, de nos jours, soit restée si pauvre, dominée, à la remorque des autres nations de la terre ? Que c’était-il passé entre temps pour que les descendants de ces valeureux aïeux aient capitulé? Ce sont justement ces questions qui justifient le livre. Chika, sans les ignorer, indexent les pesanteurs, notamment les adversités européennes qui ont maintenu le continent aux pieds de l’échelle de l’histoire.
« Before We Set Sail », au fil de ses pages, excite la curiosité. Le livre, publié chez « History Society of Africa » est un chant de gloire et de dignité à l’honneur des héros, des résistants et des survivants de l’histoire tumultueuse du beau continent. Une belle sortie qui coïncide avec la cinquième Journée internationale de commémoration, par l’UNESCO, des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves. On peut prédire que ce livre va s’ajouter à la liste des classiques modernes à l’usage des étudiants. Le lecteur, à la fin, peut ressentir une sorte de frustration pour n’avoir pas davantage de pages à feuilleter comme il l’aurait souhaité. Certes, il peut se consoler de ce que la jeune chercheuse, intellectuelle engagée et défenseur acharnée du continent noir, ne fait que commencer de creuser dans l’histoire de cette Afrique précoloniale souvent disputée. Chika veut exhumer, où qu’ils se trouvent, ces vestiges enfouis. « Ce sera, dit-elle, une façon de consacrer ma vie à notre Afrique », un continent qu’elle appelle affectueusement « the Motherland ».
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Kodjo Epou
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