Loin des préoccupations occidentales sur la Toile, les Camerounais tentent vaille que vaille de s’approprier l’Internet. La recherche d’un « conjoint numérique » en Europe est une activité très prisée par deux tiers des internautes du millier de cybercafés du pays. Un phénomène que dissèque et analyse Baba WAME, Dr ès Science de l’information et de la communication. Il dresse également un état des lieux des pratiques du Web dans le pays.
Baba WAME, fraîchement docteur en science de l’information et de la communication, a soutenu avec succès, le 12 décembre dernier, sa thèse à Paris II (Panthéon-Assas) : « Internet au Cameroun : les usages et les usagers. Essai sur l’adoption des technologies de l’information et de la communication dans un pays en voie de développement ». Avec une mention très honorable (la plus haute mention possible) et les félicitations du jury, le travail de l’universitaire, sous la direction de l’éminent professeur Francis Balle (auteur de l’ouvrage de référence Médias et Sociétés et du Dictionnaire du Web), fait d’ores et déjà autorité et scelle 3 années de recherche.
Afrik.com : Quels usages les Camerounais font-ils de l’Internet ?
Baba WAME : L’usage de l’Internet au Cameroun dépend de l’endroit où l’on se connecte. Il y a trois grands lieux de connexion : le bureau, le domicile et le cybercafé. Au bureau, l’usage du Web est professionnel. On recherche des informations pragmatiques dans le cadre de son travail. A la maison c’est un Internet ludique avec les jeux, les forums de discussion et les chats. C’est aussi une utilisation ludique de la Toile qu’on retrouve essentiellement dans les cybercafés. Deux internautes camerounais sur trois se connectent à partir des cybercafés.
Afrik.com : Quelle est la physionomie de la population des cybercafés ?
Baba WAME : 80% des internautes sont en ligne pour le chat et le mail. Les deux tiers sont des femmes, dont 10 à 15% sont analphabètes. Elles utilisent le Net essentiellement pour aller sur les sites de rencontres à la recherche d’un conjoint numérique et ont entre 18 et 34 ans. Pour mieux cerner le phénomène et ce type de pratique du Net, j’ai suivi 6 jeunes femmes pendant un mois à Yaoundé. J’ai découvert qu’il existait toute une technique pour arriver à trouver un homme à épouser. Une véritable stratégie est mise en place avec des conseillères, ce que j’ai appelé des CIM « conseillères Internet matrimoniales ».
Afrik.com : Quel budget consacrent-elles à leurs activités Internet ?
Baba WAME : 5 000 FCFA en moyenne par jour (7,5 euros) à raison de 4 ou 5 jours par semaine. Ce qui fait tout de même la modique somme de 100 000 FCFA par mois (150 euros, ndlr) soit le salaire moyen d’un cadre camerounais. Si l’heure de connexion est à 500 FCFA (0,75 euros), il faut compter 500 autres FCFA pour utiliser une Webcam et encore 500 FCFA pour bénéficier des services d’un moniteur. Il s’agit pour elles d’un véritable investissement.
Afrik.com : Jusqu’où vont-elles pour séduire un « conjoint numérique » ?
Baba WAME : Elles sont fardées comme si elles allaient à une fête pour se montrer sous leur meilleur jour. Elles vont jusqu’à leur montrer leur anatomie grâce aux Webcam. C’est d’ailleurs leur conjoint numérique qui le leur demande. Il y a beaucoup de voyeurisme sur le Net. Au départ, cela gênait beaucoup les clients des cybercafés, puisqu’elles faisaient cela au vu et au su de tout le monde. Les patrons des établissements ont alors trouvé la parade en aménageant de petites loges de 50cm sur 50 cm avec des rideaux.
Afrik.com : Les patrons de cyber apprécient-ils ce genre de clientèle ?
Baba WAME : Ce sont les meilleures clientes. Un client qui ne vient que pour ses mails prendra une heure de connexion qu’il utilisera pendant un mois, alors que celle qui cherche un conjoint numérique reste au minimum 3 heures en ligne. Elle est plus à même de consommer des boissons vendues sur place et est également plus susceptible d’appeler ou d’être appelée dans le taxiphone du lieu.
Afrik.com : Ces femmes, à marier, cherchent-elles l’amour ?
Baba WAME : Le mariage est plus motivé par la sécurité économique, sociale et administrative que par l’amour. Ce sont des filles très belles, pour la plupart, de conditions sociales et scolaires modestes. Elles considèrent qu’Internet leur offre une chance qu’elles doivent essayer de saisir.
Afrik.com : Quels sont les taux de réussite ?
Baba WAME : Le taux de réussite n’est que de 2 à 4%. Aussi les femmes entretiennent des relations avec 4 ou 5 correspondants. Elles diversifient les contacts pour multiplier leurs chances. Beaucoup de filles, à court d’espoir et d’argent, abandonnent après 6 mois. Certaines tiennent même jusqu’à deux ans.
Afrik.com : Vous dites que les filles sont démunies, pourtant elles dépensent plus de 100 000 FCFA par mois dans leur quête…
Baba WAME : Elles se font aider par la famille ou des amies qui les accompagnent jusque dans les cybercafés. Les familles s’organisent parfois pour assumer la charge financière de leurs recherches sur Internet.
Afrik.com : Les filles qui s’adonnent à cette activité sur Internet ont-elles des petits copains ?
Baba WAME : Presque toutes. 7 à 8 % sont même mariées et sont sur Internet avec l’accord de leur mari qui les encourage.
Afrik.com : Ces filles se connaissent-elles entre elles ?
Baba WAME : Leur recherche est une activité individuelle dans sa finalité mais collective dans sa démarche initiale. Les filles se connaissent entre elles. Il y a toute sorte de stratégies dans les groupes. De l’entraide à la triche. Certaines n’hésitent pas à piquer un bon correspondant d’une autre fille.
Afrik.com : Quels sont les types de contenus que l’on retrouve dans les correspondances ?
Baba WAME : Le plus souvent, les échanges commencent sur le sexe. Les questions des conjoints numériques sont souvent choquantes, comme le fait de demander à la fille si elle a déjà fait l’amour à 3. Mais les filles s’y accommodent, en partant du principe que la patience finit par payer. Les « CIM » leur conseillent d’ailleurs de jouer le jeu. Car à la clé il y a l’opportunité de quitter le Cameroun.
Afrik.com : Les filles ont-elles conscience qu’Internet peut être un piège tendu par des proxénètes ?
Baba WAME : Très peu en sont conscientes des risques prostitutionnels. Parce que celles qui reviennent au pays roulent dans de belles voitures, construisent de belles villas, sont couvertes de Louis Vuitton et de Dior. Elles sont devenues des exemples de réussite sociale. Même si elles se prostituent en Europe ou ailleurs, elles ne le diront jamais et se battront pour que les autres ne le sachent pas. Il y a là un engrenage pernicieux. Elles entretiennent un peu l’image fantasmatique du prince charmant distillée par les soap-opéras et les clichés quant à la vie dorée en Europe.
Afrik.com : Les conseillères Internet matrimoniales n’ont-elles finalement pas un rôle de rabatteur ?
Baba WAME : Pas vraiment. C’est un nouveau métier qui a vu le jour. Les conseillères donnent des conseils de bonne foi. Ce sont des personnes qui sont très ouvertes à la culture occidentale, des personnes qui ne sont pas physiquement assez belles ou trop âgées pour se lancer dans l’aventure du Net qu’elles vivent par procuration. Car la réussite de leurs poulains est aussi un peu la leur.
Afrik.com : Une journaliste du journal Libération, Blandine Grosjean, a écrit un article, « La quête du chéri blanc », très remarqué, sur ces pratiques au Cameroun. Qu’en pensez-vous ?
Baba WAME : Le plus gênant est que l’article fait des généralités dangereuses. A la lecture du papier on a l’impression que toutes les Camerounaises s’adonnent à cette pratique, alors que le phénomène est juste circonscrit aux utilisateurs d’Internet. Par ailleurs, j’ai pu faire un profil des filles par province. Il en ressort qu’au Nord du Cameroun, les filles ne sont pas du tout concernées par ce phénomène. A l’inverse de celles des provinces du Centre et du Sud. Pour sa part, la journaliste n’a travaillé que sur trois cybercafés de Yaoundé (Centre). Ce qui est largement insuffisant quand on sait qu’il y a 400 cybercafés dans la ville. Son travail correspond certes à une réalité, mais il aurait fallu qu’elle remettre les choses dans leur contexte. L’article a, en cela, d’ailleurs choqué beaucoup de personnes.
Afrik.com : Le fait que cette utilisation du Net soit l’un des principaux usages au Cameroun vous a-t-il surpris ?
Baba WAME : J’ai effectivement été très surpris, car initialement je pensais que c’étaient les étudiants qui utilisaient le plus le Net pour faire leurs recherches documentaires (ils ne représentent qu’un tiers des usagers des cybercafés). Cela correspondait finalement à la vision européenne de l’usage que j’en avais. L’image de l’usage actuel de l’Internet au Cameroun est comme si vous donniez un fusil à quelqu’un et qu’il ne s’en sert que pour chasser des insectes. Les Camerounais se sont pour l’heure approprié le media que pour un certain type d’utilisation. Après tout le Minitel en France, créé à la base pour simplifier certaines démarches administratives, a dû principalement son essor au Minitel Rose. Il reste que les Camerounais ont bien compris qu’Internet est une fantastique fenêtre ouverte sur la planète et qu’il décuple les opportunités d’être citoyen du monde.
Afrik.com : Qu’évoque pour vous le terme « fracture numérique » ?
Baba WAME : Elle a de multiples visages. Elle apparaît entre Homme/ femme, analphabète/ scolarisé, riche/ pauvre, jeune/ adulte, habitant de la capitale/ habitant des provinces. Il faut dire que l’Internet n’existe que depuis 8 ans au Cameroun (avril 1997), alors qu’il est apparu en Europe fin 89. L’avenir du Net dans le pays ne se conçoit qu’à long terme. Le pays n’amorce que la première phase de l’appropriation d’Internet, celle que l’on pourrait appeler « phase de l’enthousiasme ». Phase à laquelle devrait succéder une phase de repli puis de banalisation des usages. Il faudra encore du temps pour avoir une bonne visibilité des usages du Net au Cameroun.
Afrik.com : Les usages ne sont-ils pas dépendant des débits Internet, très faibles au Cameroun ?
Baba WAME : Le haut débit est en passe d’arriver au Cameroun via la fibre optique. Il va assurément changer les pratiques puisqu’il ouvre la porte au téléchargement et permettra de travailler plus vite. A l’heure actuelle, la lenteur du débit est un frein à l’utilisation du Net. Très souvent pour une heure de connexion, on n’a droit qu’à 15 ou 20 minutes de surf effectif.
Afrik.com : N’y a-t-il pas également un problème générationnel quant au développement du Net au Cameroun, les dirigeants actuels n’ayant peut être pas la même perception de l’outil que les plus jeunes ?
Baba WAME : Internet est éminemment un outil générationnel. Ceux qui se sont appropriés le média sont ceux qui sont nés avec. Et il est vrai que les dirigeants actuels ne perçoivent pas tout de suite l’impact que le Net peut avoir.
Afrik.com : Y a-t-il une volonté politique de développer les technologies de l’information et de communication au Cameroun ?
Baba WAME : Les autorités ont créé en 1998 l’Agence de régulation des télécoms, ce qui était un premier pas. En 2001, elles ont exonéré de taxes douanières l’importation de matériel informatique. Et chaque année, 4 ou 5 colloques ou séminaires, à l’initiative de l’Etat ou du privé, sont organisés dans le pays.
Afrik.com : L’Etat a-t-il mis en place une véritable politique de vulgarisation de l’Internet dans le pays ?
Baba WAME : En quelques années, plusieurs projets de formation ont été mis sur pied. Le plus connu est incontestablement le projet des Centres de ressources multimédia (CRM). Il a été initié par la présidence de la République, soutenu par deux importantes structures, le Centre de formation en alternance Stephenson, fondation spécialisée dans la formation par les Nouvelles technologies de l’information et de la communication et la CFAO, à travers son département Télécommunication. L’objectif avoué est la vulgarisation d’une culture numérique par l’enseignement et la facilitation de l’accès de l’Internet aux élèves. Depuis 2003, l’enseignement de l’informatique est inscrit au programme scolaire et depuis la rentrée 2005/06, il est diplômant (le Brevet Informatique et Internet). Une seconde filière, Technologie de l’Information a également été ouverte. Il est intéressant de voir que le Net est complètement entré dans la culture du pays. J’en veux pour preuve l’utilisation de terme plus ou moins liés au multimédia, détournés de leur sens originel, dans le langage courant. Ainsi « Chercher son Blanc », c’est aller à la chasse ou à la pêche d’un prince charmant, de préférence Blanc habitant l’Europe, sur Internet, « un coupe Internet » désigne un couple mixte dont le mari est blanc et la femme noire. Dire d’un homme qu’il est « en réseau » signifie qu’il est en érection. « Avoir son Western Union », c’est avoir un correspondant numérique qui vous envoie régulièrement de l’argent.