B comme Brocante


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L’apprentissage : B comme Brocante. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer.

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

B

Brocante

Nous avions quitté un pays arabe, traditionnel, pour la Modernité : la France, l’Europe, c’étaient, pour les gens du Sud de la Méditerranée dans ces années-là, le XX° siècle, la technologie, le progrès, héritage dans notre inconscient de l’idéologie coloniale.

Pour signifier cette nouvelle ère, ma mère avait choisi d’acheter pour notre nouvelle maison, du mobilier contemporain, très design: fauteuils coquille moulés, qui tournaient autour de leur pied, meubles en teck, d’un design danois, papier peint futuriste, aux motifs d’astrolabes et d’instruments de navigation – sans doute pour ma mère une manière inconsciente de ne pas perdre le Nord, c’est-à-dire son Sud, et de nous orienter au mieux dans cette exploration de tout un pays que nous entreprenions désormais.

Mais si pour nous la France c’était la modernité, nous découvrîmes, stupéfaits, que les Français adoraient… les antiquités et les vieux objets! La brocante, c’est-à-dire le goût des objets du passé, était une passion nationale ! Nous ne comprenions pas ce goût pour des objets démodés, vieux, abîmés : pourquoi les préférer à la vaisselle vert anis achetée aux Galeries Lafayette, à nos couverts épurés en acier, bref à tout ce nouveau décor dont nous nous étions entouré et sur lesquels nos amis orientaux invités à la maison nous complimentaient ?

Au Moyen-Orient, nous jetions les vieux objets – appelés avec mépris karakib. Au Liban, en Egypte, dans les années 60, et en Algérie, au Maroc et en Tunisie aussi m’a-t-on dit, aucune famille respectable n’aurait songé à acheter une table abîmée par les trous des vers ou un service en porcelaine déjà utilisé. C’est ainsi que ma mère avait un jour à Beyrouth donné un vieux tapis à un couple d’amis belges de passage – nous en possédions deux presque identiques et aussi usés – tapis qu’elle retrouva un jour trônant au mur dans leur salon de Bruxelles: une expertise sur celui qui nous restait révéla qu’il s’agissait de tapis persans d’une grande valeur!

Aujourd’hui à la Bastille se tient un vaste marché à la brocante, comme il s’en tient régulièrement partout en France, et je souris en en observant les acheteurs examiner attentivement, prendre précautionneusement dans leurs mains, un service de porcelaine délavé, une chaise haute de bébé qu’il faudra réparer, des armoires au vernis écaillé, des verres en cristal dépareillés, des chandeliers en argent cabossés, des malles d’osier qui ont beaucoup voyagé, des tableaux qui resteront à jamais anonymes, et mille autres objets du passé.

Dans le récit désopilant de son premier voyage en France à la fin du XIX° siècle, un diplomate envoyé du Roi du Maroc s’étonne pareillement de la passion des Français pour les objets du passé, trouvant incongru d’avoir pris la peine de rapporter un bloc de pierre extrêmement encombrant et vieux pour en faire l’ornement de la place la plus prestigieuse de Paris: la Concorde. Jugeant, en découvrant les boutiques d’antiquité du Quai Voltaire, que les Français sont fous de payer des fortunes un fragment de marbre antique orné d’un visage partiellement effacé, et encore plus fou que le gouvernement consacre des sommes insensées à la fouille de ces objets dans divers pays, et des sommes tout aussi folles pour leur conservation dans des musées ! [[Idriss El Amraoui, Le paradis des femmes et l’enfer des chevaux, Arléa, 2002.]]

Au fil des années, nous apprîmes toutefois que notre naïveté n’était pas atavique: dans ces années-là, nous apprit-on, dans des provinces françaises, des marchands avides échangeaient aux paysans leurs meubles anciens contre du mobilier en formica, plus pratique à l’usage leur disait-on.

De mon identité française, je n’ai pas acquis cette passion pour les vieilleries, et les seuls objets anciens auxquels je suis attachée sont ceux qui appartenaient à un membre de ma famille, et auxquels je suis affectivement attachée. Et si, lorsque ma grand’mère mourut, ma mère fit venir du Liban deux chaises de style Louis XV et un guéridon marquetté d’ivoire, c’est, j’en suis sûre, pour ce qu’ils lui rappellent de sa vie passée et de sa famille, et non, car le mobilier de mes parents est resté très moderne, par goût acquis des ambiances du passé.

Les Français s’affirment modernes, et se rient parfois des pays du Sud, pour eux trop attachés à leurs traditions – entendez : à leur passé. Mais, par ce goût immodéré pour les objets anciens, par ce besoin de vivre entourés des objets du quotidien de leurs grands-parents et de leurs anonymes ancêtres, les Français trahissent qu’ils sont tout aussi attachés à leurs traditions, et au passé, que les autres peuples. Car ils vont jusqu’à acheter un moulin à café qui ne sera que décoratif, une petite voiture en métal avec laquelle on ne pourra pas jouer; une paire de jumelles juste pour poser sur la cheminée; et des cartes postales de leur lieu de naissance, qu’ils n’enverront jamais car elles ont déjà été envoyées et timbrées il y a plus d’un siècle. Lien affectif, et non pas purement esthétique, avec leur histoire, leur passé : leur mémoire. Tout comme nous, qui venons du Sud.

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