B comme Bellemare


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L’apprentissage : B comme Bellemare. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer.

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

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BELLEMARE

Maritie et Gilbert Carpentier et leurs variétés du samedi, Denise Fabre souriante speakerine amie du quotidien, Pierre Tchernia le dimanche et nos films de Disney, Léon Zitrone essoufflé poursuivant ses chevaux, Armand Jammot modéré modérateur des Dossiers de l’écran, et aussi: Pierre Bellemare et ses jeux de midi sur Europe N°1, Guy Lux et son jeu des 1000 francs sur Inter et au même moment, Jacques Chancel et ses Radioscopies populaires et savantes, Madame Soleil de son vrai nom sur RTL, et tant d’autres aussi, vedettes du pays.

S’intégrer à un pays, à une société, c’est en intégrer la culture populaire, populaire signifiant qui appartient à un peuple. Et la culture populaire en France, comme partout aujourd’hui, c’est d’abord la culture télé, et, à nos débuts ici, dans les années 70, c’était aussi la culture radio, car tout le monde n’avait pas encore la télé.

L’unique chaîne de l’ORTF puis la deuxième, ainsi que les trois ou quatre radios nationales, seules autorisées alors: voilà ce qui a contribué à faire de nous, comme des millions d’autres étrangers à cette époque-là, des citoyens français. Le premier sujet de conversation des enfants dans une cour d’école ce n’est pas les bonbons les jouets le sport, c’est: vous avez vu le film hier à la télé? C’est ainsi que, petite fille débarquant en pays inconnu, je pris conscience de mon caractère étranger: jamais je n’avais entendu parler de Fantômas, de Fernandel, de Bourvil, de Louis de Funès, de Pimprenelle et Nicolas. Car si, par Radio Monte Carlo, écoutée à Beyrouth, et par les disquaires, nous connaissions les chanteurs vedettes du moment, Sheila Claude François Adamo Sylvie Vartan Johnny Jacques Dutronc France Gall, et chantions aussi qui a eu cette idée folle un jour d’inventer l’école, vous permettez monsieur que j’emprunte votre fille, la plus belle pour aller danser, et si par le cinéma aussi nous connaissions les productions d’ici, la non-invention encore de la parabole et du satellite faisait qu’en matière de télé française nous étions totalement ignorantes, et avions par rapport aux copines un sacré retard à rattraper.

C’est donc à la télévision et à la radio que je dois aussi d’être devenue française. Dans Inchallah Dimanche, film de Yamina Benguigui sur l’intégration d’une mère de famille d’Algérie, une courte scène résume le changement que vit l’héroïne: dans sa cuisine, elle écoute à la radio les jeux de midi, qu’écoutaient alors toutes les mères au foyer, puis de la radio s’échappe une chanson de Françoise Hardy, « Le plus beau matin du monde », qui célèbre l’amour, et les baisers, et qui la fait rêver. Par cette simple scène, par cette intrusion de la radio, seul élément étranger dans cette demeure où tout – l’ameublement, les règles de vie, la nourriture et les vêtements – est algérien encore, le film nous dit que cette femme, avec son foulard, et qui ne parle pas français, est en train d’adopter la culture de son nouveau pays, de se laisser conquérir par ce qu’elle découvre ici.

Aujourd’hui il y a plusieurs chaînes en France, on peut en capter des dizaines, des centaines avec la parabole, les radios libres depuis vingt ans se sont multipliées, et les nouveaux émigrants qui débarquent en France ont sans doute moins de chance que nous. Car la télé nationale, les radios en faible nombre, c’était peu démocratique, mais ça créait de la cohésion sociale, un sentiment d’unité nationale, partout où vous alliez en France, vous saviez que vous partagiez avec les autres un peu des mêmes choses, des mêmes idoles, des mêmes émissions, des mêmes influences: vous étiez un des leurs.

Aujourd’hui l’émigrant peut aussi regarder la télé de chez lui, et ça change tout quant à son rapport à la culture d’ici. Non pas que nous n’aurions pas, nous aussi, adoré regarder des films égyptiens, des feuilletons libanais, les variétés de notre pays, si à l’époque l’occasion nous en avait été donnée. Et le satellite et la parabole ont au moins cette vertu: adoucir les exils, maintenir un lien avec la langue et le pays natals, entretenir chez soi, le temps d’une soirée, un peu de l’atmosphère que l’on a quittée, se sentir un peu moins loin, un peu moins parti, un peu moins isolé.

L’époque de ces médias populaires m’a marquée: aujourd’hui professionnellement mes modèles sont ces vedettes de mon enfance, journalistes, professionnels des médias qui étaient populaires inter-générationnels aimés de tous sans être vulgaires, comme on le voit aujourd’hui, émissions qui nous distrayaient tout en nous rendant intelligents, et quand j’étais enfant, peu de gens disaient, comme aujourd’hui: « la télé est nulle, on ne la regarde jamais ».

Heureusement, cet esprit demeure à la radio, que j’écoute assidûment. Et je sais aussi que je suis devenue française parce que j’adore la radio française, j’adore ce mélange de légèreté, de réflexion, d’érudition, d’humour, et de séduction, qui fonde pour moi la culture française, son art de la conversation et de l’échange avec l’autre, et je me reconnais totalement dans ces émissions tour à tour savantes, amusantes, informatives, déjantées, et, surtout, tout ceci à la fois, j’aime qu’on me conte l’histoire de l’Inde coloniale, j’aime écouter un écrivain me parler de sa femme et de son jardin, j’aime comprendre toutes les explications pour un morceau de Bach, j’aime entendre les auditeurs s’exprimer librement sur un sujet brûlant controversé mais pas censuré, j’aime découvrir les hits énergiques qui font danser mon fils comme la musique à son âge commençait à me faire danser aussi, j’aime ce formidable choix que m’offre la radio ici cette ouverture vers tous les savoirs toutes les cultures tous les goûts que représente la France pour moi, privilège des pays riches où la culture est développée.

Et quand je fais plus qu’écouter la radio – quand la radio me parle clairement, dans mon langage et ma sensibilité – je sais que j’appartiens bien à ce peuple de France, à cette communauté qu’on appelle nation, malgré tout mon sang étranger.

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La rédaction d'Afrik, ce sont des articles qui sont parfois fait à plusieurs mains et ne sont donc pas signées par les journalistes
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