Comment comprendre le conflit post-électoral en Côte d’Ivoire ? Une partie de la réponse se trouve dans des raisons historiques liées au modèle économique choisi à l’indépendance, au problème de la propriété et à ce concept dangereux qu’est l’ivoirité.
A l’indépendance, la Côte d’Ivoire poursuit un modèle dirigiste de développement fondé sur l’exploitation du cacao. Malheureusement, l’avènement de la concurrence internationale fait baisser les prix de la ressource. La « crise du cacao » en Côte d’Ivoire apparaît ainsi à la fin des années soixante dix, début des années 80, touchant une économie basée essentiellement sur l’exploitation de la précieuse fève. Le modèle dirigiste étouffant toute marge de manœuvre pour diversifier l’économie, la crise s’installe durablement, entraînant une situation économique catastrophique à la fin des années 80.
Les tares d’un modèle économiste dirigiste
L’insatisfaction gagnant les populations, celles-ci, fait surprenant pour l’époque, commencent à manifester et à critiquer ouvertement le Président Houphouët-Boigny à l’occasion des élections de 1990. Il faut dire que « Le Vieux » avait engagé la « guerre du cacao » à la fin des années 80 et avait perdu son pari. Les cours du cacao chutant avec la montée de la concurrence internationale, mais la Côte d’Ivoire étant un acteur majeur mondial (elle produit aujourd’hui toujours 40% du cacao mondial), Houphouët avait en effet décidé de temporairement geler l’offre ivoirienne sur le marché mondial pour faire monter les cours. Pari raté ; mais au passage les revenus du cacao ne rentrant plus, la crise touche évidemment toute la filière de manière encore plus aiguë : la crise économique s’amplifie.
Deux éléments supplémentaires vont se combiner avec la crise économique due au modèle économique choisi, pour conduire à la déchirure.
Le problème de la propriété
La propriété est un élément central du développement. Elle donne sa dignité à chacun, et nous permet de nous projeter dans le futur : parce que ceci est à moi, je vais en prendre soin et le faire fructifier. Mais elle nécessite une sécurité juridique, de manière à ce qu’il y ait une certitude sur l’identité des propriétaires. Il ne peut y avoir d’investissement durable sans cela. Cela suppose la tenue précise d’un cadastre, de sorte que les droits de propriété soient correctement définis, que les transferts de propriété par don ou transaction soient enregistrés et que les litiges puissent ainsi être tranchés sur la base la plus claire possible.
Cependant, en Côte d’Ivoire l’appropriation ne s’est pas faite sur une base des plus claires. En effet, en liaison avec le modèle économique choisi, fondé sur les cultures de rente, le Président Houphouët-Boigny avait ouvert le pays de sorte que des immigrés, notamment du Burkina, viennent en Côte d’Ivoire pour y travailler la terre : « la terre appartenait à celui qui la cultivait ». Sauf que tout cela est resté dans le domaine de l’oral. Or, sans preuve écrite, sans titre formel, sans cadastre précis, ce genre d’appropriation « floue » allait rapidement mener au conflit lorsque, la crise économique aidant, des Ivoiriens allaient rentrer au village pour y cultiver « leurs » terres – désormais occupées et mises en valeur par des étrangers. Même la réforme foncière de 1998 tendant à formaliser la propriété n’a pas réussi à résoudre les tensions dans les origines contradictoires des propriétés.
L’ivoirité, un concept raciste
Les tensions entre Ivoiriens et immigrés ont alors été exacerbées davantage, et ce, par un concept raciste : l’ivoirité. C’est Henri Konan Bédié, Président de l’Assemblée nationale et, après la mort du « Vieux » en 1993, président par intérim, qui, pour se débarrasser du concurrent Alassane Ouattara (premier ministre d’Houphouët) aux présidentielles de 1995, brandit ce nouveau concept d’ivoirité : pour être président il faudra désormais être né de père et de mère ivoiriens (un « vrai ivoirien »). Ce qui n’est pas le cas de Ouattara, qui vient du Burkina… mais qui a pourtant été Premier Ministre de la Côte d’Ivoire !
Car Bédié ne pourra vraisemblablement pas gagner contre Ouattara : ce dernier est populaire, vient du FMI, a piloté les réformes et est donc soutenu par la communauté internationale. D’où l’arme de l’ivoirité pour évincer Ouattara, le « mauvais ivoirien », du Nord, et musulman. Bédié gagne mais il a ouvert la porte de la division ethnique mais également, de manière indirecte, religieuse (que Houphouët avait au contraire évitée) entre chrétiens (plutôt au sud) et musulmans (au nord), ces derniers se sentant solidaires de Ouattara.
Si Bédié, qui est aussi champion des détournements de fonds d’aide, est démis par un putsch à Noël 1999 mené par le général Gueï, ce dernier aura lui aussi le malheur de ne pas faire taire les démons tribaux en les utilisant plutôt pour assoir son pouvoir dans la division, nourrissant la grogne dans les rangs. Et après un putsch raté de soldats nordistes essentiellement musulmans, Gueï pratiquera des purges qui donneront naissance aux prémices de la rébellion du Nord. Si Laurent Gbagbo quant à lui, avait boycotté les élections de 1995 par solidarité avec Ouattara, il se ralliera à cette idée dangereuse d’ivoirité en 2000. Le jour de son investiture est marqué par le drame de Yopougon où des gendarmes massacrent des pro-Ouattara déçus que leur candidat ait été à nouveau évincé.
Le concept d’ivoirité a été officiellement abandonné en 2003, à la faveur des accords de Marcoussis, mais il a durablement gangrené le pays.
Crise économique, incertitude sur la propriété et racisme ont réalisé un cocktail détonnant. Trois domaines où les hommes politiques ont une responsabilité effarante : choix d’un modèle économique rigide, échec à mettre en place des institutions efficaces, promotion de la division raciale. Autant de causes historiques qui permettent de mieux comprendre la situation actuelle.
Par Emmanuel Martin