Les Camerounais exagèrent. Je vais, pour bien expliquer le phénomène que je décrie (vous pouvez mettre un s a la place du e, l’idée de fond restera puisqu’il s’agit d’une proposition incidente, mise précisément en incise), je vais donc écrire en camfranglais. Parce que c’est en camfranglais que je pense le monde, que je bâtis mes théories, que je rêve, et ça prend un temps fou de rendre tout ça en français potable, académique, châtié, en français de France quoi.
Je wanda !
Ce n’est pas simplement une question d’énergie d’ailleurs. Il y a la traduction qui altère souvent ma pensée et, pire, il n’y a pas grand monde qui me comprenne réellement. Ils sont nombreux mes lecteurs qui cliquent sur « j’aime », me commentent, m’insultent ou m’envoient des SMS de protestation, alors qu’ils n’ont surement pas bien interprété ce que j’ai peut-être mal traduit. Tenez, si par exemple, je pense que Pierre Mila Assoute a le « macabo » de Paul Biya ; au moment de l’écrire, je vais taper dans ma machine que Pierre Mila Assoute en veut à Paul Biya. Il y a une différence de degré, des nuances de sens entre ce que j’ai pensé (la vérité vraie) et ce que j’ai traduit (euphémisme). Avoir le « macabo » de quelqu’un, c’est un sentiment camerounais, qui ne se traduit pas en français de France. Vous me suivez ?
Le camfranglais, c’est le parler truculent de la rue au départ, celui avec lequel les publicitaires nous endorment et nous entubent. Ils font semblant de parler comme nous, ils s’identifient à nous pour nous faire consommer leurs bières, leurs crédits de communication, leurs messages, etc. Le camfranglais, c’est aussi cette langue admise uniquement quand elle sort de la plume d’Ahmadou Kourouma ou lorsqu’elle est chantée par Yannick Noah. Le premier a écrit un roman (« Allah n’est pas obligé »), où il nous parle de « bangala ». Je dis que hein ! (expression elliptique marquant l’étonnement). Je ne sais pas si les Blancs se rendaient compte du niveau de vulgarité de sa prose. J’en doute. En tout cas, il en a écoulé des stocks de livres en nous racontant les tribulations d’un enfant-soldat qui restait tout le temps « bangala en l’air ». Le second s’est payé la gueule de ses compatriotes français, avec des épithètes savoureuses qui n’appartiennent qu’à nous.
Alors, qu’on ne me tienne pas rigueur de parler des petites gens, des « nanga-boko », des sauveteurs (vendeurs a la sauvette), et de ceux qui n’ont pas beaucoup fréquenté (c’est- à -dire fait des études longues), avec les mots dans lesquels ils se retrouvent.
Le dehors est mauvais, il n’y a pas de petit métier…
Il n’y a que de petites gens, celles qui grattent les papiers dans les bureaux climatisés, pour toucher (percevoir) six feuilles (environ 100 euros) à la fin du mois, celles qui portent avec grandiloquence des costards dont l’Armée du Salut ne voudrait pas, et ponctuent avec élégance leurs propos d’adverbes époustouflants comme « permanemment », celles qui parlent avec de grands gestes pompeux pour assener des banalités, celles encore qui ont pour seule compétence reconnue de passer à la télé, de taper à bras raccourcis sur le pouvoir en place, sur le Cameroun, sur les Camerounais. Il n’y a au Cameroun que de petites gens qui se croient toutes descendues d’une longue lignée aristocratique. Ici, c’est tout le monde qui a son « tchinda », son « doungourou », chacun a, chez soi une employée de maison taillable et corvéable à merci. Tout chef de service a du sang bleu dans ses veines et est une vénérable majesté dans son village. Pas besoin de se rendre au village pour le vérifier, faites un tour au Marché Mokolo, criez à la cantonade : « Prési ! ».
Parions que dix personnes au moins se sentiront interpellées et se retourneront, tous les Camerounais sont présidents de quelque chose. Tous les gérants se donnent du « DG », tous les enseignants acceptent du « professeur », tous les ministres sont des « excellences », tous les auteurs s’estiment des « écrivains », les journalistes politiques sont des politiciens professionnels, les journalistes économiques passent pour des économistes, les journalistes sportifs pourraient se substituer à des entraineurs de haut niveau. Bref, comme on dit en mauvais français de France, tout le monde pète plus haut que son cul.
N’en parlons plus alors de…
N’en parlons plus alors de ceux qui ont un peu. Avoir un peu c’est une ellipse pour dire avoir un peu d’argent, avoir un peu d’argent c’est un euphémisme pour dire être plein aux as. Être plein aux as au Cameroun, c’est gagner 20 feuilles par mois. Toucher 20 feuilles par mois c’est être l’heureux proprio d’une auto maladive et pétaradante de 35 ans d’âge. Nul propriétaire de voiture ne peut se salir à nettoyer son propre bien, c’est chacun qui se sait un grand seigneur. Plus on est misérable, mieux on affecte des attitudes d’un monde auquel on n’appartient pas.
Dans l’imagerie commune, un « benskinneur », c’est un chauffeur de taxi qui a raté sa vie. Un chauffeur de taxi, c’est un pilote qui a manqué sa vocation, un bac+5 que le système a perdu. Un coiffeur, c’est un loser qui dort au premier banc. Une couturière n’est qu’une « bordelle » (une putain) masquée. Un pousseur, c’est un orphelin qui n’a pas pu être « benskinneur » parce qu’on l’a attaché au village. Une coiffeuse, c’est une jeune fille qui, en l’an 2000, n’avait aucun bilan, comparé à ses « promotionnaires » qui roulent carrosse. On banalise (banaliser c’est simplifier, simplifier c’est mépriser) tous ces braves types dont on ne saurait se passer, ces jeunes femmes qui font vivre des familles.
Comment peut-on regarder comme des ratés des gens qui nous sont indispensables au quotidien, qui nous font régulièrement le changement (changer un billet en monnaie), qui entretiennent plus que convenablement des familles ? N’est-il pas possible d’avoir son bac+ et de s’assumer comme « call-boxeuse » ? Non, c’est tout le monde qui « fimba ! » Fimba, en français camerounais, c’est se comporter, se comporter c’est-a-dire, en français de Molière, se donner un genre.
On banalise les gens, on simplifie des battants alors que nous sommes dans une société de débrouillardise, où il n’est pas jusqu’aux universitaires qui ne soient des débrouillards de luxe. Entre débrouillards donc arrêtons de qualifier certains métiers de « petits’ ». En quoi les autres métiers qui ont eux aussi leurs servitudes sont-ils plus valeureux que les métiers dits petits ? Si ce n’est qu’une affaire de diplômes, il peut y avoir des diplômés pour tous les métiers : couturière, call-boxeuse, benskinneur, etc. Quelle est cette société où tout le monde doit être ministre, savant, docteur ? Comment peut-on juger la multiplication des call-boxes et des moto-taxis comme des échecs, alors que ce sont des réponses à des demandes sur le marché de nos besoins ? Des besoins sociaux sont ainsi comblés, qui n’auraient pu être satisfaits autrement, au même moment, avec la même efficacité. Réussir au Cameroun n’est-ce qu’être « en haut comme le RDPC » ? L’affaire-là me « pache » (ça me dépasse, c’est-à-dire en bon français j’en suis stupéfait) !
Lire aussi :
Cameroun : les fausses offres d’emplois pour le PNUD font des victimes
Cameroun : la circulation de motos réglementée à Douala
Coup d’Etat au Cameroun