Art africain : vol d’image, viol culturel


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L’Afrique, continent aux multiples richesses dont culturelles, n’a cessé tout au long de son histoire de se faire piller. Deux artistes, Alioune Bâ de l’association Seydou Keïta et Jean-Baptiste Ganne, échangent leurs points de vue sur la question.

Jean-Baptiste Ganne et Alioune Bâ se sont entretenus à Bamako, au siège de l’association Seydou Keïta. Alioune Bâ est né en 1959. Il est artiste et co-fondateur de l’association Seydou Keïta. Il vit à Bamako. Jean-Baptiste Ganne est né en 1972. Il est artiste. Il vit à Amsterdam.

Jean-Baptiste Ganne : Plus de neuf cent vingt négatifs de Seydou Keïta ont, semble-t-il, été conservés après la mort du photographe par un marchand français spécialiste de l’art contemporain africain, André Magnin. Cette situation soulève de nombreuses questions. Des questions relatives notamment aux droits d’auteur et de succession qui touchent aussi à l’honneur de la famille. Cependant ce qui m’importe de discuter ici avec toi, ce n’est pas tant de savoir si tel ou tel a un droit légal sur ces objets mais d’essayer de déterminer un droit moral. Un droit qui veut, compte tenu de l’importance de l’œuvre concernée, qu’elle soit la propriété de l’humanité entière.

Alioune Bâ : Ce patrimoine est mondial. Ce n’est pas l’aspect financier, c’est la morale et l’orgueil qui nous obligent à nous battre pour rapatrier à Bamako ces négatifs. Cependant, ici à l’association Seydou Keïta, il y a près de sept mille autres négatifs qui dorment dans des mallettes. Les neuf cent vingt ont certes une valeur, mais c’est celle qu’on leur a donnée en les publiant notamment dans la biographie de Keïta ( publiée par André Magnin, ndlr). Il pourrait en être de même pour les sept milles négatifs que nous possédons et qui se décomposent, faute de disposer des moyens nécessaires pour assurer leur conservation. C’est le même artiste, la même période et le même sujet. La chose la plus urgente pour nous aujourd’hui à l’association, c’est la conservation de ce trésor.

Jean-Baptiste Ganne : Une autre question me préoccupe. C’est celle du déplacement d’une œuvre et son changement de statut. C’est un photographe de Bamako, portraitiste reconnu dans sa ville, produisant des petits tirages, surtout des contacts, que l’on va déplacer dans un espace d’exposition occidental qu’est le musée ou la galerie. Cette question est très importante pour moi, parce qu’elle en entraîne de nombreuses autres autour d’une pratique produisant des objets au sein d’une société et d’une culture donnés et la fonction spécifiquement impartie à ces objets. Pour revenir à Keïta, c’est André Magnin qui a choisi non seulement les photographies, mais aussi le format, le contraste des tirages et les modalités d’exposition d’images qui remplissaient à Bamako une toute autre fonction. Il a adapté à l’espace d’exposition occidental des images qui avaient un usage différent. Alors, dis m’en un peu plus sur le rôle de l’image dans l’espace culturel ici à Bamako…

Alioune Bâ : Il ne faut pas se leurrer. Même si nous en sommes à la sixième édition des Rencontres de la Photographie de Bamako, le chemin est encore très long. Le public a besoin d’être éduqué, d’être éduqué à la lecture de l’image. Qu’est-ce qu’un Malien entend par photographie ? C’est d’abord une image de soi, puis l’image de quelqu’un que l’on connaît. Les gens qui se rendaient dans le studio de Seydou y allaient pour avoir une belle image d’eux-mêmes et pas obligatoirement une vraie image. Imagines quelqu’un qui arrive du village et qui décide de poser à coté d’un poste de radio qui ne lui appartient pas. C’est un élément de décor qu’il choisit dans le studio de Seydou. Ces personnes n’avaient pas du tout la même façon de concevoir et de montrer leur propre image, c’est une manière très différente de la manière dont on montre aujourd’hui les photos de Seydou dans les galeries. L’occident a fait une image de l’image de Seydou. La nouvelle image se vend très bien, beaucoup mieux que la première.

Jean-Baptiste Ganne : Un des arguments avancés par les scientifiques qui ont rempli le Musée de l’homme à Paris, c’était celui de la conservation. Sous-entendu : « Nous, européens, nous saurons mieux conserver vos trésors que vous ». Ils invoquaient des raisons pratiques : climat, hygiène et poussière. Si la question de la conservation n’a pas été posée entre 40 et 65 à propos de Seydou Keïta, c’est que l’objet remplissait une toute autre fonction que l’on pourrait qualifier d’immédiate. Mais cela a changé avec le temps…

Alioune Bâ : Au moment ou Seydou produisait, ça n’avait pas de valeur. C’est comme témoignage du passé récent que ces photographies ont acquis de la valeur. C’est un petit jeu tu sais, on récupère et on valorise.

Jean-Baptiste Ganne : Et c’est ce même argument de la conservation qui a légitimé le vol systématique dans sa forme scientifique : classer, étudier et conserver. Une pratique, qui sous le vernis néo-colonial et libéral, a changé de forme pour se résumer aujourd’hui à : montrer, valoriser et vendre. Il ne faut pas, bien sûr, en nier les avantages, comme le succès de Seydou Keïta ou l’apport de cette œuvre au patrimoine commun de tous, maliens ou non.

Alioune Bâ : Quand on fait une analyse objective, on se rend bien compte que si ces objets ont été déplacés, ce n’était pas pour conserver mais pour s’approprier une culture et pour la revendre. Les intellectuels africains vont préparer leur thèse en Europe sur des thèmes relatifs à leur propre cultures parce que les objets vivants ne se trouvent malheureusement que là-bas. Si ces objets n’avaient pas été transportés, ils n’auraient pas existés. C’est le revers de la médaille. La colonisation a ses aspects positifs. Si toi et moi, on peut communiquer, par le langage, et échanger parce que nous sommes tous deux artistes, c’est bien grâce à ça. Sinon, en tant que Peul, je suivrais mes animaux. La métropole a un poids, mais nos leaders politiques sont également de vrais colonisateurs. On embobine les gens avec la démocratie. Les responsables politiques ne sont que des exécutants de la métropole. Le langage des campagnes est très différent de celui de l’exercice du pouvoir. ‘Quand tu connais la douceur du fauteuil, tu choisis ton camp’, dit le proverbe

Jean-Baptiste Ganne : Nous sommes d’accord, c’est bien du vol. Mais du vol de quoi ? Bien sûr, il y a de l’argent, mais ce n’est pas plus mon souci que le cadre légal, c’est en l’occurrence un vol d’image. Et plus précisément de l’auto représentation d’une culture à un moment donné. C’est non seulement retirer à une culture – Bamako 1940-1965 en gros – son propre reflet, mais c’est aussi, en le déplaçant comme au temps colonial en effacer sa nature particulière. C’est nier sa spécificité, en d’autres termes c’est ‘acculturer’. Pour moi, c’est bien plus grave que les problèmes d’argent ou de droit. C’est un vol d’image, un vol de mémoire ou bien plus encore un viol d’image, un viol de mémoire. C’est surtout, et c’est le pire, un déni de complexité. Moi, comme artiste français, j’assume mon histoire complexe de la représentation. Pourquoi dénier à une culture cette complexité ? Bien sûr, celle-ci implique que, en tant que Français, je suis comme borgne face à cette culture et par conséquent beaucoup de choses m’échappent. Mais je dois l’accepter, je dois accepter de ne pas percevoir tous les signes.

Alioune Bâ : On ne peut pas se comparer à ces gens que tu évoques. Regardes un peu les spécialistes de l’Afrique dans différents domaines. Un administrateur vient séjourner un ou deux ans ici, tout juste le temps de s’acclimater. Et il devient un spécialiste de l’Afrique. C’est tellement simple, et certains se fient à son jugement. Pour devenir spécialiste, il suffit juste de fournir des rapports. C’est bizarre comme aveuglement.

Jean-Baptiste Ganne : Pour finir, je voudrais juste ajouter qu’en fait, il n’y a pas beaucoup de Jean Rouch. Pas beaucoup de désir. Ce qui fait que Rouch ne vole rien, c’est qu’il est sans cesse dans le désir, également dans le « se faire désirer ». Il ne s’agit pas de ce désir de posséder, mais de ce désir de s’engouffrer et de se perdre en l’autre et que l’autre se perde en nous.

Alioune Bâ : Ça, c’est de l’Amour ! Et tout le monde ne peut pas être amoureux. Quand tu es ignorant, tu t’en fous de celui qui te fais du tort ou qui te fait souffrir… Si tu fais du « lèche-cul », tu vis bien ici. Mais mieux vaut mourir de pauvreté que de se rabaisser à ce point-là. La plus grande richesse, c’est ta dignité, c’est ça que tu transmets à tes enfants.

Copyright : association Seydou Keita, Bamako
Copyright : association Seydou Keita, Bamako

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