C’est à un classique du patrimoine littéraire africain que la cinéaste Angèle Diabang a décidé de s’attaquer, pour ses premiers pas dans la fiction. Son projet est l’un des dix projets sélectionnés par la Fabrique Les cinémas du monde de l’Institut français, et présenté en mai dernier durant le Festival de Cannes.
Elle voulait être ambassadrice « comme (la cantatrice américaine) Barbara Hendricks ». « Quand j’ai quitté le droit pour aller faire du cinéma, je me suis dit que je pouvais toujours être ambassadrice… grâce à l’art », confie la cinéaste sénégalaise Angèle Diabang. Elle se formera dans son pays, en Allemagne et en France, notamment à la Femis. Elle réalise son premier court métrage documentaire, « Mon beau sourire », en 2005.
Pour ses projets suivants, elle décide de créer sa propre maison de production Karoninka, échaudée par ses déboires avec un producteur. « Quand on réalise, on est fragile. Je me sens plus en sécurité dans la production », explique la cinéaste. Elle réalisera ainsi deux autres documentaires : « Sénégalaises et islam » en 2007 et « Yandé Codou, la griotte de Senghor » en 2008. Sa maison a produit une dizaine de projets.
« Une si longue lettre », adapté du livre éponyme de sa célèbre compatriote Mariama Bâ, sera sa première fiction. Il est l’un des 10 projets sélectionnés cette année à La Fabrique Les cinémas du Monde, programme conçu par l’Institut français avec l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), le Festival de Cannes et Le Marché du film. Le programme invite sur la Croisette des cinéastes et leurs producteurs qui travaillent sur un premier ou deuxième long métrage afin de les aider à le concrétiser.
Afrik.com : « Une si longue lettre » (1979, comme son titre l’indique, le roman de Mariama Bâ est une longue missive adressée par Ramatoulaye, l’héroïne du roman, à son amie Aïssatou, installée aux Etats-Unis. La jeune femme vient de perdre son mari Modou, l’occasion de revenir notamment sur son mariage ravagé par la polygamie.) de l’auteure sénégalaise Mariama Bâ est un classique de la littérature africaine. Pourquoi cette envie d’adaption ?
Angèle Diabang : Le débat, qui est au cœur du livre, est toujours d’actualité. Cela fait plus de 30 ans que Mariama Bâ a écrit ce roman, dans une époque où la question de la lutte pour la liberté des femmes était déjà d’actualité. Nos pays accédaient à l’indépendance une vingtaine d’années auparavant. Au Sénégal, il n’y avait jamais eu alors d’écrivaine. Les femmes commençaient à se démarquer. C’était donc important que ce roman existe dans les années 80. Nous sommes aujourd’hui en 2014. Nous avons beaucoup évolué. Le monde est plus moderne, nous sommes en pleine mondialisation, mais je trouve que le débat sur la place de la femme au sein de la société et au sein de la famille est encore actuel. J’ai relu le livre, que j’avais étudié à l’école, et j’ai décidé d’en faire un film parce que nous sommes aussi dans l’ère de l’image. Au Sénégal, par exemple, nos jeunes ne lisent plus. Porter à l’écran un roman, qui a marqué notre littérature, est une autre façon d’en parler à la jeune génération, de les amener indirectement à lire à travers l’image.
Afrik.com : Comment avez-vous travaillé sur cette adaptation, le scénario de votre futur film ?
Angèle Diabang : Je propose une adaptation contemporaine. Le film va se dérouler dans le Sénégal de ces dix dernières années. J’en suis à la troisième version du scénario. Mon producteur m’a beaucoup encouragée. Eric Névé s’implique vraiment dans l’écriture des films : il n’est pas juste là pour aller chercher de l’argent. Il aide vraiment à l’éclosion et au développement du projet. Il a pu obtenir une résidence d’écriture aux Moulin d’Andé (centre culturel situé dans l’Eure, en France). C’est là que je développe actuellement le film et c’est précieux de pouvoir s’isoler dans cet endroit paradisiaque pour se concentrer sur ses réflexions et son écriture. Plus tard, nous verrons s’il faut s’adjoindre les services d’un deuxième auteur pour finaliser le texte, ou du moins un dialoguiste pour rendre les dialogues plus dynamiques ou avoir un autre regard. A deux, c’est parfois plus aisé de travailler.
Afrik.com : C’est un livre que tout le monde en Afrique de l’Ouest et au-delà connaît. C’est par conséquent un défi de l’adapter. Qu’est-ce qui vous paraît essentiel pour rendre au mieux à l’écran l’atmosphère de ce roman ?
Angèle Diabang : Pour moi, « Une si longue lettre » ne se résume pas uniquement à cette histoire de polygamie. Dès qu’on parle de ce roman, on ne pense souvent qu’à ça. Ce qui m’interpelle, c’est la force des femmes, de toutes les femmes. Ce qui marque, c’est cette grande histoire d’amitié entre Rama et Aïssatou, mais aussi entre Rama et son mari Modou. Bien qu’il ait pris une seconde femme, Bintou, l’amitié entre les deux partenaires est conservée. Même si, sur le plan amoureux, Rama a été déçue, poignardée et qu’elle en veut à mort à Modou, la force de leur amitié demeure et elle fait la singularité de leur couple. Modou peut ainsi revenir à la maison et Rama peut continuer à discuter avec lui de certains sujets. J’aimerais que la force de toutes ces femmes soit mise en avant dans mon film et que l’on se rende compte que la polygamie a des conséquences sur toutes les personnes impliquées. Modou, qui avait la famille dont tout le monde rêve, ne peut plus du jour au lendemain voir ses enfants, dépense deux fois plus et est par conséquent obligé de s’endetter pour pouvoir honorer ses engagements financiers.
Afrik. com : La polygamie est toujours aussi d’actualité au Sénégal. Les Sénégalais ont beau être très modernes, ils restent très attachés à cet aspect de leur tradition, y compris les plus jeunes. Comment expliquez-vous cela ?
Angèle Dabang : Je ne sais pas comment expliquer pourquoi la polygamie existe toujours. Mais en même temps, j’aurais envie de dire que tous les hommes sont polygames. S’ils ne prennent pas une deuxième ou une troisième femme officiellement, ils ont tous un deuxième ou un troisième bureau (une maîtresse ou plusieurs). Y compris les Occidentaux qui critiquent la pratique et s’indignent de la polygamie chez les Africains. Ils sont, eux aussi, polygames puisqu’ils ont aussi des maîtresses. Leur situation équivaut à entretenir deux relations en même temps et faire croire aux deux femmes qu’elles sont chacune unique au monde. C’est ce que fait le polygame. Seulement, lui a le cran d’assumer la pratique. Contrairement à celui qui a une maîtresse. D’où l’importance de savoir quoi garder de cette histoire. C’est pour cela que je disais que la question est toujours d’actualité. Comment être à la fois aussi modernes que nous le sommes aujourd’hui et être en phase avec nos traditions, notre héritage culturel, qui parfois n’est pas toujours facile à porter bien que nous en soyons fiers ? Moi, j’en suis très fière ! Les films que je fais ont leur force parce que je suis Sénégalaise, ouverte au monde et que je sais profiter de ce qu’il m’offre.
Afrik.com : Les femmes sont, semble-t-il, un de vos sujets de prédilection. Vous avez notamment évoqué la question du port du voile dans l’un de vos documentaires qui est devenu très actuel avec la montée de l’islam radical. Le film d’Abderrahmane Sissako « Timbuktu » (en compétiton au dernier Festival de Cannes) évoque également la thématique. Dans les capitales africaines, on voit justement de plus en plus de femmes arborer le voile intégral…
Angèle Dabang: Quand j’étais plus jeune, on ne voyait pas ça au Sénégal. C’est contradictoire de vivre dans un monde plus moderne et plus libre et de voir autant de femmes se voiler intégralement : tout en noir, les yeux cachés et les mains gantées. Pour moi, c’est autre chose ! J’ai des amies au Sénégal qui mettent le voile, mais elles sont plus coquettes que moi. Elles arborent des tenues colorées. Je ne les vois pas du tout dans un enfermement. Si quelqu’un met le voile volontairement, c’est son choix. Mais quand c’est quelque chose qu’on met, qui nous emprisonne et qui est imposé, c’est différent. Je ne suis plus d’accord !
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