Alors que l’Afrique du Sud reste le triste champion de la violence, de nombreuses initiatives voient désormais le jour pour éduquer les jeunes à la citoyenneté. Reportage.
Par Sophie Blitman
Treize ans après la fin de l’apartheid, la construction de l’identité nationale sud-africaine est encore au cœur des débats, d’autant que la criminalité ne cesse d’augmenter de façon alarmante : 500 000 agressions sont répertoriées chaque année, soit trois fois plus qu’en France pour 15 millions d’habitants de moins. Atteignant l’effarant chiffre de 20 000 par an, les meurtres, eux, y sont vingt fois plus nombreux. Pays ravagé par le sida, l’Afrique du Sud détient aussi le record mondial de viols avec 55 000 cas déclarés à la police en 2005. Selon les associations, il s’en produirait en réalité neuf fois plus : quasiment un toutes les minutes.
Pourtant, quelques signes d’espoir jaillissent aujourd’hui, ici et là : pour contrer la violence, des initiatives originales voient le jour qui misent sur l’éducation de la jeune génération pour construire une nation arc-en-ciel enfin unifiée, treize ans après la fin de l’apartheid. C’est ainsi que le gouvernement a lancé en 2005 le projet « Valued Citizen 1 », chapeauté avec énergie par Carole Podetti, une Française installée en Afrique du Sud depuis dix ans : « inscrit dans les programmes scolaires d’un nombre croissant d’écoles primaires, cet enseignement dépasse le cadre de l’éducation civique ». Si les élèves passent en revue les principaux articles de la constitution sud-africaine, les professeurs leur apportent surtout des réponses concrètes aux délicats problèmes de leur quotidien, autour de thèmes comme l’égalité des sexes, la discrimination positive, le sida, l’environnement… Petit à petit, les provinces sud-africaines, autonomes pour les questions scolaires, s’engagent dans cette démarche. 1000 écoles, soit 375 000 enfants, sont aujourd’hui concernés. « Des changements sont perceptibles en classe, témoigne Sandy Brink, directrice d’une école primaire à Johannesburg. Alors que les crimes ravagent le pays, nous parvenons à inculquer aux enfants des valeurs et des principes universels, conformes aux droits de l’homme. C’est en agissant dès la petite enfance que nous arriverons à changer les choses dans la société. »
La série télévisée Soul Buddyz, un succès de l’« edutainment »
« Changer les choses » : tel est aussi l’objectif de Soul Buddyz, une série télévisée pour enfants, diffusée depuis 1999, qui renouvelle le concept d’« edutainment », à mi-chemin entre l’éducation (« education » en anglais) et le divertissement (« entertainment »)2. Familles déchirées, violence, pauvreté… Rien n’échappe aux « buddyz » (copains) qui mettent tout en œuvre, du haut de leurs 8-12 ans, pour surmonter les difficultés en se serrant les coudes. Que du banal en apparence. Et pourtant le succès est énorme : les trois-quarts des enfants connaissent la série, suivie régulièrement par 68% d’entre eux. Du coup, la réalité a rejoint la fiction. « Nous avons reçu des milliers de lettres de jeunes désireux de rejoindre les Soul Buddyz », raconte Nelisiwe Hlophe, coordinatrice du projet lancé par l’Institut pour la Santé et le Développement, une importante ONG sud-africaine, soutenue par l’UNICEF. « Tous ces enfants exprimaient l’envie de faire la même chose que ce qu’ils voyaient dans l’émission, de mener des projets dans leur propre vie, dans la vraie vie comme ils disent. » Une insistance qui a poussé l’Institut à créer des « Soul Buddyz Clubs », sur le modèle de la série télévisée.
Encadrés par des instituteurs bénévoles, ces quelque 3000 groupes, essaimés un peu partout dans le pays, constituent un espace de parole et de liberté où l’on évoque aussi bien les trafics de drogue que les relations entre les hommes et les femmes, notamment sur le plan sexuel. « Il faut combattre les préjugés et les idées reçues, par exemple sur la façon dont se transmet le virus du sida », explique Lyndie, dynamique enseignante de l’école primaire Winnie Niengwekazi de Soweto, l’une des townships qui bordent Johannesburg. Un immense ghetto aux baraques délabrées où s’entassent péniblement six millions d’habitants. Pauvres et noirs. Voler, agresser, trafiquer apparaît à beaucoup comme un moyen de survivre, arme au poing. Ici, nul n’ose s’aventurer seul la nuit. Pour les jeunes, le risque de déraper est fort. Alors, l’institutrice emmène ses gamins non seulement à la clinique la plus proche pour rencontrer des médecins et poser leurs questions sur le sida, mais aussi au commissariat pour parler de la délinquance. « Ils ont pu entrer dans une cellule et se rendre compte de l’effet que cela fait d’être en prison », souligne Lyndie, heureuse de voir ces prétendus cas désespérés « si curieux et si investis ».
Les « Soul Buddyz Clubs » mettent en place des projets concrets
Car plus que de simples débats, les clubs lancent également des projets concrets. Au fond de la cour d’école, un petit jardin a été aménagé, entièrement géré par les enfants qui y cultivent des légumes : « nous les donnons aux dames de la cantine qui les cuisinent pour que nous puissions ensuite apporter à manger aux enfants qui vivent dans des squats dans la rue », explique Nonhalanhla, 10 ans, avec ce mélange de gravité et d’enthousiasme que partagent tous ses camarades. Face à ces enfants qui vous tiennent tête et affirment haut et fort les principes qui sont désormais les leurs, il n’est pas naïf de croire qu’une telle initiative peut changer la donne. En inculquant à ces citoyens en herbe des repères solides et durables.
Sa casquette sur la tête à l’effigie du club, Nonhalanhla se dit « fière d’être une buddyz : faire partie du club nous aide à savoir ce qui est bien ou pas et à agir dans le bon sens ». « On parle de la vie de tous les jours, des choses qu’on voit dans la rue, ajoute sa copine Noluyolo, un éclat d’espoir dans ses yeux malicieux. On apprend à respecter les autres et à ne pas faire de discrimination. » Et d’organiser régulièrement des collectes d’habits ou une campagne de nettoyage du quartier. Les idées ne manquent pas. Dans le Kwazulu-Natal, à l’est du pays, un autre club a lancé l’opération « Adoptons les mamies ! » pour pallier la solitude des grands-mères dont les enfants sont morts du sida. Désormais, les Buddyz leur rendent visite et cuisinent pour elles. Ailleurs, c’est pour améliorer la prise en charge des handicapés que les bambins se sont rendus à la station de bus de leur quartier : trop de sourds-muets étaient livrés à eux-mêmes, parce que les chauffeurs, ne faisant pas l’effort d’essayer de comprendre où ils voulaient aller, refusaient de les laisser monter. Autant d’actions à petite échelle mais qui poussent les enfants à s’impliquer dans la vie de la communauté, conformément à la valeur africaine de l’« ubuntu », un mot zoulou pour dire « j’existe à travers toi ».