L’écrivain ERIC TSIMI relate dans cette nouvelle inédite l’histoire d’un fou qui ne recule devant rien, pas même un assassinat, pour conquérir la plus belle fille de Yaoundé.
J’habite dans un hameau, pompeusement appelé Yaoundé 7. J’y habite tout à fait provisoirement. Car je suis une formation courte au campus de l’université catholique d’Afrique centrale à Nkolbisson. D’un naturel introverti, je passe malheureusement pour arrogant. La politesse est un exercice astreignant et encombré de toutes sortes de fioritures. Quand le matin, je me rends en cours, il arrive régulièrement que je n’aie pas envie de m’attarder à des civilités, que j’oublie de rendre des salutations, que d’ailleurs je n’entends pas toujours. Si le soir l’envie me prend de sourire aux passants, quand je regagne mon studio, je perçois dans les regards l’attente d’une explication que je n’ai pas du tout l’intention de donner. Alors pour couper court à toute attente ultérieure, j’ai décidé de ne plus saluer du tout, c’est radical, mais c’est efficace. Personne ne m’adresse plus la parole.
Personne si ce n’est Passi. Passi doit avoir 23 ans ou quelque chose d’approchant. Il connait mon nom, j’ai oublié comment il l’a appris, et il me donne du monsieur. Monsieur Tsimi ! Que vous êtes bien vêtu ce matin ! Bonsoir monsieur Tsimi ! Ah monsieur Tsimi, vous étiez avec une très belle dame hier. Ah là là monsieur Tsimi, elles sont toutes belles vos amies, je voudrais vous ressembler, je suis beau, n’est-ce pas ? Plus beau que vous-même ? Alors je peux avoir de plus belles femmes, n’est-ce pas ? Monsieur Tsimi, est-ce que je peux vous aider à porter votre sac ? Monsieur Tsimi, j’ai décidé d’être président de la république, vous serez… je vais vous nommer Directeur Général de la SNH. Monsieur Tsimi, je veux être chanteur, etc.
En réalité, Passi souffre de troubles mentaux sporadiques. Cet handicap fait en sorte qu’il traînasse au quartier, n’ayant jamais pu aller jusqu’au terme d’une année académique sans que ne se déclenche une de ses crises psychotiques. Pourtant, cela crève les sens, il est d’une intelligence rare. Comme il le dit, il est aussi beau. Son assiduité à me parler alors que des fois je l’ignore souverainement, alors que plus grand monde ne me salue, son admiration enfantine pour des choses toutes simples, cela m’émeut à la longue. Passi devient donc en une certaine façon mon ami. Il me rend de menus services comme me ravitailler en seaux d’eau quand il y a coupure, m’aller chercher en courant des bend-skin quand je suis en retard, retirer mes vêtements du pressing ou… Je n’en abuse pas non plus, ok ? C’est un brave type, Passi. Avec lui, j’ai appris que l’on ne peut aimer les gens qu’en ignorant leurs faiblesses et leurs défauts, non pas malgré leurs faiblesses, mais avec leurs faiblesses. Je suis persuadé que son estime et son amitié envers moi sont sincères. Il a beau être dingo sur les bords, je l’aime et l’estime en retour.
Samedi. Aujourd’hui, je suis en noir. Un service religieux est organisé au campus à la mémoire d’un étudiant qui a été récemment foudroyé par une méningite. Passi me voit marcher lentement. Il me propose de m’accompagner. Il a toujours voulu arriver sur « la colline » et me faire la démonstration de ses talents de séducteur. Je le laisse me suivre, d’autant que j’ai l’intention de marcher jusqu’à ma destination. Son babillage à flots continus m’empêche à peine de penser à mon bailleur, qui me fait la gueule à cause de l’arriéré de paiement du loyer. J’ai comme tout étudiant au monde, au moins une fois pendant son cursus, des problèmes d’argent.
La messe a commencé. Je suis à la fois là et ailleurs. Passi lui est subitement devenu plus posé que d’habitude. Je m’extrais de mes pensées pour constater qu’il est manifestement transi, ressentant au plus profond de son appareil sentimentalo-cardiaque un coup de foudre. Ses yeux brillent de désir, il regarde amoureusement, indécemment, avec une insistance comique la belle Laura.
J’en souris en me disant qu’il place la barre très haut, lui le fou de Caramba (lieu-dit Nkolbisson) ne peut pas susciter l’intérêt d’une go aussi bien cotée sur le marché des valeurs sentimentales de l’UCAC. Mon amusement condescendant se change bientôt en angoisse métaphysique quand je constate que la belle Laura lui rend ses regards de manière plus qu’explicite. Ça n’est pas écrit sur son front qu’il est « fou », Passi. Pendant le fameux « Frères et sœurs, échangez un signe de paix », il a carrément fait le voyage pour l’autre côté de la nef, pour aller serrer à la broyer la main de la belle Laura qui n’a pas l’air de franchement détester. Laura ! Je l’eusse moi-même aimé à la folie si j’avais eu le sentiment une seconde dans mon existence que toute tentative de ma part n’eût pas débouché dans un cul-de-sac. « Je hais les cœurs pusillanimes qui pour trop prévoir n’osent rien n’entreprendre » disait le poète, j’aurais dû être fou et l’aimer sans mesurer jamais par avance les chances de succès de mon entreprise. C’était le genre de filles que tout le monde aime, mais dont tout le monde se désintéresse par une sorte de forfait général ; il y a une désinvolture dans sa manière de marcher, elle ne présente aucune faille, les hommes ont besoin de savoir une femme vulnérable pour la dompter, si elle est forte, souveraine, ils perdent en général tous leurs moyens. Je ne suis qu’un homme ! Une aura (Laura !) d’attraction-répulsion l’environne en permanence, qui ferait douter le séducteur le plus fat.
Passi a les lèvres sèches. Le pauvre garçon est, c’est le cas de le dire, fou amoureux. Après l’ Ite missa est, il jure ses grands dieux qu’il a trouvé le sens de sa vie. Et sur le parvis de l’Église, il est ralenti par Bella, la copine du garçon décédé, qui reçoit les mots de sympathie de toutes parts. Il la reconnaît, c’est une fille de Nkolbisson et ne peut s’empêcher de l’embrasser à son tour. Ce faisant, il perd de vue Laura. Toujours abattu par la violence, le choc proprement électrique de cette vision, mais dorénavant hébété, Passi est là et ne me regarde pas qui m’éloigne.
Il essaie de retrouver Laura. Il halète, se démène, furète, refusant franchement de réaliser sa détresse. Jusqu’au soir, il reste là, espérant dans je ne sais quel accès de démence que la sublime Laura voudrait prier à nouveau ou le chercherait carrément, pour se jeter dans ses bras, en lui déclarant : « Moi aussi, je t’aime, partons pour Limbé, emmène-moi voir le Rhumsiki…»
Dimanche. Il n’y a pas d’eau dans ma douche. J’ignore s’il s’agit d’une coupure habituelle ou bien…En fait je n’ai pas encore payé ma facture d’eau, le bailleur a dû mettre à exécution la première de ses menaces. Je n’ai même pas de réserve. Je sors mes récipients et là j’aperçois Passi. Eh quoi ! Tu n’as pas passé la nuit là quand même ?! Le jour s’est levé encore plus noir pour Passi, cela se voit à ses yeux rouges et sa mine glauque. Ses enquêtes pour retrouver la divine Laura ont été vaines. Je n’ai pas la tête à cela, lui dis-je agacé.
– Vous manquez d’eau, monsieur Tsimi ?
– Oui je manque d’eau et d’argent et de tranquillité, alors…
Passi prend mes récipients, sort de sa poche une liasse de grosses coupures.
Tenez, dit-il en me tendant cinq billets de dix mille francs, vous me les rembourserez dès que possible.
Je tombe des nues et j’ai à peine le temps de formuler une question sur l’origine de cet argent (il n’a pas l’air pauvre, tant s’en faut, tout de même !) qu’il ajoute : « je demanderai à mon oncle que j’ai chargé de la gestion de studios de vous laisser la paix, le temps que vous vous remettiez à flot. »
Passi réglait d’un seul coup mon aspiration à la paix, à de l’eau, à de l’argent. Que diable pouvais-je encore lui refuser ? Je perdais de ma superbe !
Alors vous me mettrez en contact avec la métisse ?
– Je te présenterai à une autre fille, Passi, encore plus canon.
– Aussi canon que la go d’hier ?
– Bien plus canon !
– Aussi canon que votre copine de l’autre soir ?
– Plus belle qu’elles toutes.
– Non, monsieur Tsimi, je vous les laisse toutes. Dites-moi simplement comment retrouver la métisse.
– Écoute, je vais être franc. Cette go-là, ça n’est pas de la petite bière. C’est même la fille d’un ministre de la république.
– Et alors ? Je serai président, moi.
– Passi, je ne t’aiderai pas, c’est mon dernier mot.
N’y tenant plus, en arrivant aux pires extrémités, il se fait froidement cette réflexion : « Cette fille assistait à la messe célébrée pour les obsèques de l’ami de mon ami… C’est donc une amie de sa famille… Si mon ami venait à mourir, sans nul doute qu’elle assisterait de même à la partie religieuse de ses obsèques… Je vais tuer mon ami et je la reverrai. »
Il me confie :
– Monsieur Tsimi, je vais vous tuer ce soir, je rentre chez moi réfléchir à comment je dois m’y prendre.
– Bonne chance Passi ! Tu es vraiment l’homme des paris impossibles, après avoir voulu décrocher la lune, tu te crois maintenant habité par l’esprit de Jack l’éventreur. Regarde-toi, tu es grand, mais tu ne fais pas le poids, tu es un fou, pas un tueur.
– C’est vrai, monsieur Tsimi, vous êtes le plus fort. Mais un tueur, si c’est malin et lâche, ça tue !
Ce disant, Passi est rentré chez lui visiblement perturbé. Son humour m’a fait froid dans le dos. Certes j’ai répondu avec morgue, mais il y avait une détermination dans ses paroles quand il promettait de me tuer, je n’y ai évidemment pas cru, quand même j’ai failli y croire, c’était réfrigérant.
Lundi. Hier soir, j’ai été avec des amis au Kristel Café, à Titi Garage. La gueule de bois. Il est dix heures, je suis encore à la bourre. Je vois des attroupements partout dans la rue. Je n’ai pas le temps ni l’envie de m’y attarder quand j’entends la voix de Passi, encadré par des gendarmes armés jusqu’aux dents. On le transporte dans un véhicule cellulaire. « Monsieur Tsimi, crie-t-il tout excité, j’ai tué Bella. Venez me dire en prison c’est quand l’office religieux, je dois encore revoir la métisse. »
Il n’est pas tant gêné d’être privé d’une liberté sans objet. D’ailleurs Passi est un fou notoirement connu. Peut-être sera-t-il libéré. Son père, qui est toujours parti fera tout pour le faire libérer. Il se raconte d’ailleurs que c’est ce père avide qui a vendu la santé mentale de son fils pour s’enrichir. Mais les histoires que les gens racontent, on ne sait jamais jusqu’à quel point c’est vrai. Passi m’avait dit une fois qu’il était un héritier, il avait perdu sa mère. Après ce meurtre, a posteriori, je réalise que Passi était inapte à mentir. Dois-je le craindre ou le plaindre ? Et la pauvre Bella ! Avant le démarrage du fourgon cellulaire, il a encore le temps de me lancer : « Monsieur Tsimi, Bella ne vivait que pour lui, elle sera bien contente de savoir que c’est pour lui qu’elle est morte… Dites à la métisse que nous irons à Limbé. Elle m’a dit qu’elle voulait visiter le Rhumsiki, je l’y emmènerai. »
Au campus, c’est la pause. Il y a plus de deux heures que les cours ont commencé. La belle Laura est là. Je m’en approche sans réussir à saisir un commencement de regard. Je lui demande de m’accorder cinq minutes, en lui promettant que je n’irai probablement pas au bout de ces cinq minutes. « Il n’y a pas le feu ! » répond-elle, sentencieuse et radieuse. Je suis envahi d’une chaleur telle que je tremble… Je lui raconte une histoire authentique, le drame vrai de Passi. Elle sourit et dit que j’ai beaucoup d’imagination, qu’il n’est pas nécessaire de tuer pour avoir son numéro de téléphone, et qu’elle aimerait en effet visiter le mont Rhumsiki : de bonne grâce, elle m’arrache mon portable de la main et y introduis un numéro. Je reprends, incrédule, mon téléphone dont la valeur vient subitement de décupler, et la vois qui s’envole comme un papillon. « A bientôt monsieur Tsimi » chantonne-t-elle, légère, fascinante et colorée. Monsieur ! Est-ce l’origine pompeuse (monseigneur) du mot qui le rend si solennel chaque fois qu’on lui adjoint mon nom ?
(La suite, je ne la confesserai que devant un prêtre ou en présence de mon avocat)
Lire aussi la nouvelle précédente : La théorie des sentiments