« La Table à Palabre » de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie accueillait mercredi 22 juin 2005 un des « sages » du Sénégal, Amadou Mahtar M’Bow, ancien Directeur Général de l’UNESCO, penseur original et libre dont la parole éclaire encore aujourd’hui la réflexion de ceux qui essaient de comprendre comment notre univers commun évolue.
Amadou Mahtar M’Bow est le fruit d’une double éducation : traditionnelle africaine, d’abord, française ensuite. A l’éducation africaine qu’il a reçue originellement, il reste fidèle parce qu’elle lui a apportée les règles de comportement qui sont au fondement même de sa personnalité : assumer entièrement cet enracinement, assumer pleinement les principes de sa culture, la responsabilité que donne le fait d’être un élément d’une famille, élargie, élargie encore jusqu’à coïncider avec l’humanité entière.
Nourri par la terre sénégalaise
Le futur Directeur Général de l’UNESCO a été élevé dans un contact quotidien avec la terre, qu’il faut travailler pour la faire produire la nourriture de l’année, avec cette terre aride trop souvent dont on ignore à chaque saison des pluies si elle portera assez de vivres pour l’année qui vient.
Jeune, il a connu de près la famine, la faim des hommes lorsqu’il ne reste plus rien à manger. La maladie, la mort des moins bien lotis. Avec une première règle, absolue : celle de la solidarité, de l’hospitalité, du partage des ressources. C’est cette conception respectueuse d’autrui et fondamentalement généreuse de l’homme qu’Amadou Mahtar M’Bow exprime et défend encore. «N’oublies ni ce que tu es, ni ce que tu dois être», lui disait son père. Il a tenu l’engagement.
Brillant étudiant en France
Deuxième éducation, celle de l’école française, où il va rapidement exceller, lui qui n’était pas francophone à l’origine. Soudain, avec la langue et l’éducation, puis les différents cursus d’enseignement supérieur, Amadou Mahtar M’Bow construit une double culture. Une langue, dit-il, ce ne sont pas seulement des mots, c’est tout un univers de pensée. C’est dans l’univers de pensée de la Francophonie qu’il va désormais se situer le plus volontiers, le plus facilement. D’abord méfiant envers cette langue qui l’éloigne de la terre sénégalaise, il s’aperçoit qu’elle est aussi ce prodigieux outil de culture qui accepte et sert la diversité en son sein. D’excellent étudiant, il devient, naturellement, professeur. Et de professeur, Ministre de l’éducation au Sénégal, lors des premières formes de l’autonomie, puis dans l’Etat souverain et indépendant du Sénégal, aux côtés de Léopold Sédar Senghor.
Directeur Général de l’UNESCO
C’est alors à une réflexion sur sa grande œuvre, à la tête de l’UNESCO, qu’Ahmadou Mahtar M’Bow nous convie : la remise en cause des courants dominants de l’information et de la communication dans le monde contemporain. C’était le sens du rapport qu’il commanda, en tant que Directeur général, à un irlandais du nom de Mc Bride. Rapport qui vint nourrir l’ouvrage collectif qu’il rédigea et où il synthétisa le sens de l’action de l’UNESCO en matière de communication notamment : « Les sources du futur ». 30 années se sont écoulées depuis : rien n’a changé -pire, la situation pourrait avoir empiré.
Une information unilatérale du Nord vers le Sud
Ce que dénonce M’Bow, en tant que Directeur général de l’UNESCO, c’est l’inégalité des courants d’information entre le Sud et le Nord. C’est la part plus grande qui y est faite aux peuples les plus développés, au détriment des pays pauvres, et c’est l’adoption systématique par les grands médias internationaux « prescripteurs » des schémas de pensée des pays les plus riches… Dès lors, c’est un discours universel de l’information qui s’établit, discours qui couvre l’expression de la diversité des voix, des expériences et des cultures.
Or l’accès à la connaissance et à l’information constitue progressivement la culture d’un peuple ou d’un pays. L’éducation jour son rôle initial, mais bien vite les médias ont le leur. Et c’est de l’imposition d’un discours culturel unique par le monde médiatique qu’il est alors question, contre les intérêts vitaux des cultures des pays pauvres.
Visionnaire et précurseur!
Lorsque Amadou Mahtar M’Bow pousse ce cri d’alarme, nous sommes au début des années 1970, Hervé Bourges vient de publier « Décoloniser l’information », cette pensée est encore neuve, et visionnaire. A regarder rétrospectivement l’ampleur et la violence de l’affrontement diplomatique qui se déchaîna alors à l’UNESCO, on prend la vraie mesure de ce qui se jouait là : la mise en place d’une véritable domination médiatique sur le globe terrestre. Le conflit ouvert coûta son siège à Amadou Mahtar M’Bow, et les Etats-Unis se retirèrent de l’Organisation des Nations Unies pour la Culture, l’Education et la Science.
Ainsi l’UNESCO sombrait dans une phase noire de son histoire, où celle qui devait devenir la « conscience du monde et des organisations internationales » se bornerait à protéger son patrimoine. Tâche noble, mais moins exaltante que celle à laquelle Amadou Mahtar M’Bow aurait voulu qu’elle s’attelle.
Pourtant rien n’est plus actuel que le combat qu’il a mené, et ce combat sert aujourd’hui de leçon à toutes les nations qui se rapprochent pour travailler sur la Convention sur la Diversité Culturelle. Les discussions d’aujourd’hui éveillent de nombreux échos dans les mémoires de ceux qui se penchèrent hier sur le « Nouvel Ordre Mondial de l’Information ». Comme si le même travail était remis sur le métier. Preuve, si besoin était, que la pensée d’Amadou Mahtar M’Bow reste une source permanente d’inspiration !