La communauté sénégalaise est sous le choc après le meurtre mardi de deux de ses compatriotes en Italie par un militant d’extrême-droite. Dans ce pays, le discours racial est un fait, selon le sociologue sénégalais Aly Baba Faye. Les immigrés africains n’en sont pas les seules victimes. Les Albanais, les Roms ou encore Bangladais sont autant pointés du doigt. Il analyse la situation pour Afrik.com.
Agé de 50 ans, Aly Baba Faye, vit depuis 29 ans en Italie, où il est arrivé en 1986 pour effectuer ses études. Le sociologue est l’un des pionniers du mouvement antiraciste en Italie, né à la fin des années 80. En 2003, il a reçu le prestigieux Prix Méditerranéen pour la Paix et la Solidarité entre les peuples pour son combat et son expérience sur le terrain pour la défense des droits des travailleurs immigrés et pour le dialogue interculturel. Membre fondateur et premier secrétaire national de la Coordination des Associations Sénégalaises en Italie (CASI), Aly Baba Faye a été le promoteur et principal animateur de la politique active de gestion syndicale des travailleurs immigrés.
Afrik.com : Pouvez-vous nous en dire plus sur les circonstances du meurtre des deux sénégalais à Florence ?
Aly Baba Faye : Cette situation est extrêmement difficile pour toute la communauté sénégalaise en Italie et également pour la communauté africaine. Ce militant d’extrême-droite âgé de 50 ans, après avoir garé sa voiture hier aux alentours de midi à proximité d’un marché de Florence où travaillent de multiples marchands ambulants sénégalais, a pris son arme et tiré sur l’une des victimes, Mor Diop, père de famille de 50 ans, à Florence depuis 12 ans. Puis, il a tiré sur un autre de nos compatriotes, Modou Samb, 46 ans. Après les avoir abattus, il s’est enfui et s’est dirigé vers un autre marché voisin, où il a blessé trois autres sénégalais. Leurs vies ne sont pas en danger, mais l’une des victimes risque la paralysie. Lorsque la police l’a neutralisé, quelques minutes après la fusillade, il était encore dans sa voiture et a échangé des coups de feu avec les policiers, avant de retourner finalement son arme contre lui.
Afrik.com : Comment a réagi la communauté sénégalaise après le drame ?
Aly Baba Faye : Très en colère et sous le choc ! Elle a organisé spontanément une manifestation sans autorisation, qui a un peu dérivé. Il a fallu raisonner tout le monde car la violence n’est pas la meilleure solution pour se faire entendre. Mais nous prévoyons de nous porter partie civile pour que justice soit faite aux familles des défunts. Nous allons également manifester samedi pour exprimer notre indignation face à cette situation. Nous avons rencontré le Maire de Florence qui a décidé de décréter un jour de deuil pour les victimes. Il a aussi prévu de prendre en charge le rapatriement des corps. Dans l’après-midi, nous avons rencontré le ministre de l’Intégration et le gouverneur de Florence.
Afrik.com : Comment vivent actuellement les étrangers en Italie ?
Aly Baba Faye : Les étrangers vivent dans un climat tendu. Le racisme est un état d’esprit général en Italie. Il y a un langage national très populaire. Une sorte de racisme démocratique. Par exemple, les musulmans sont considérés comme des fascistes, les Albanais comme des bandits, etc. Le discours à l’encontre des Roms est encore pire que celui tenu contre les Noirs. Ils sont très mal vus ici et sont considérés comme des voleurs. Récemment une jeune fille italienne, à Turin, est tombée enceinte. Comme sa famille souhaitait qu’elle soit vierge jusqu’au mariage, pour sauver la face, elle a accusé un gitan de l’avoir violée. C’est un exemple typique qui vous montre que les immigrés d’Afrique noire ne sont pas les seules victimes de discrimination dans ce pays.
Afrik.com : Et les politiques dans tout cela ?
Aly Baba Faye : Ce discours racial est légitimé par la classe politique italienne, à droite comme à gauche, même s’il est surtout alimenté par les ligues d’extrême-droite. En particulier la Ligue du Nord, qui réclame l’indépendance du nord de l’Italie depuis des années. Les étrangers sont considérés comme les principaux responsables de l’insécurité. Pour remédier au problème, les politiques n’hésitent pas à prendre des mesures très restrictives à leur encontre. Il faut aussi rappeler que l’Italie vit une crise économique très particulière. Le taux de chômage des jeunes y est l’un des plus élevés en Europe. L’Etat est faible et le système économique basé sur les Petites et Moyennes Entreprises (PME) est fragilisé. Tous ces éléments rendent la situation encore plus délicate. La crise économique a ainsi renforcé le sentiment de peur à l’encontre des étrangers.
Afrik.com : Pouvez-vous revenir sur les origines de l’émergence de ce climat racial ?
Aly Baba Faye : Il faut rappeler que contrairement à la France, l’Italie est une jeune terre d’immigration. Le pays est resté très longtemps sans immigrés sur son territoire. C’était plutôt une terre d’émigration. Ce sont en effet les Italiens qui émigraient en France, Australie, Nouvelle-Zelande …. L’Italie est longtemps restée très pauvre. Ce n’est que dans les années 60 que son économie a décollé. Le pays a commencé à ouvrir ses frontières pour accueillir les étrangers seulement à la fin des années 1980 car il avait besoin de main-d’œuvre et souhaitait intégrer les accords de Schengen en 1986. Le racisme a commencé à émerger au début des années 1990 avec le développement des Ligues d’extrême-droite, telles que la Ligue du Nord, qui a vu le jour en 1992. Elle a commencé à alimenter un discours suscitant la méfiance et la peur à l’encontre des étrangers. C’est aussi durant cette période qu’une vague d’immigrés albanais a déferlée sur le territoire italien. Ils étaient environ 200 000 et ont très vite été critiqués par la population.
Afrik.com : Lorsque vous êtes arrivés en 1982, quel était l’état d’esprit des Italiens envers les immigrés noirs ?
Aly Baba Faye : Au départ, les Italiens n’avaient aucune animosité à notre encontre. Ils s’intéressaient à nous par curiosité. Certains faisaient même beaucoup de charité en guise de soutien. Jusqu’en 1986, les étrangers n’avaient pas le droit de travailler car une loi adoptée en 1922 sous le régime de Mussolini leur interdisait d’exercer un métier. Donc pour survivre, j’effectuais des petits boulots en donnant des cours de français, d’anglais ou de mathématiques. Les immigrés sénégalais de la première génération venus s’installer en Italie provenaient tous de France. Ils ont immigré en Italie lorsque la France dans les années 1980 a décidé de fermer ses frontières pour limiter l’immigration. A cette période, tous ceux qui venaient en Italie avaient plus de chance d’être régularisés. Il s’agissait principalement de pères de famille qui s’installaient seuls dans le pays, vivant au foyer. Ils exerçaient surtout des métiers que les Italiens refusaient de faire. Puis, ils ont commencé à effectuer des regroupements familiaux. A Breda, la ville où je me suis installé à mon arrivée, il n’y avait que quatre Sénégalais, maintenant ils sont 18 000.
Afrik.com : Quel rôle les médias italiens jouent-ils dans ce climat tendu entre Italiens et étrangers ?
Aly Baba Faye : Les médias italiens alimentent également le discours violent à l’encontre des étrangers. Par exemple, si une personne de confession musulmane commet un viol, ils n’indiqueront même pas son nom mais mettront directement en cause la communauté musulmane. Celle-ci sera ainsi désignée comme étant la principale source du problème. De même, si un Rom commet un délit c’est tous les Roms qui seront mis en cause par les médias. Les médias italiens prennent donc peu de recul face aux évènements et enveniment la situation.
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