À moins d’un an de la célébration de son cinquantième anniversaire, la CEDEAO est à la croisée des chemins. L’organisation sous-régionale autrefois citée comme un exemple réussi d’intégration sous-régionale, est aujourd’hui menacée d’implosion. Le dernier événement qui vient la secouer est la vive altercation ayant opposé la députée ivoirienne Adjaratou Traoré à son homologue sénégalais, Guy Marius Sagna. Une situation qui renvoie au contexte géopolitique du continent au début des années 1960 où deux camps s’opposaient sur des questions idéologiques.
Depuis le 1er juillet 2024, le Parlement de la CEDEAO a ouvert sa première session ordinaire de l’année 2024 à Abuja au Nigeria. Une session ouverte par la nouvelle présidente à la tête du Parlement, en la personne de la députée togolaise Hadja Memounatou Ibrahima devenue depuis le 23 mai 2024 la première femme à diriger le Parlement de la CEDEAO. Mais, cette session parlementaire ne sera pas comme les autres à cause de la présence de députés à l’esprit libre comme le Sénégalais Guy Marius Sagna.
Au cours de la session, l’homme a bouleversé tous les codes par son franc-parler qui tranche avec le langage feutré tenu habituellement dans cette institution. « Nous nous attendons à avoir un discours d’électrochoc, mais pas un discours qui nous fait rester dans notre sommeil », a martelé le député sénégalais pour qui la CEDEAO a besoin d’une refondation si elle ne veut pas mourir. Et ce discours d’électrochoc, c’est ce que Guy Marius Sagna, un activiste reconnu, a présenté depuis le début de la session parlementaire. Au point d’agacer la vice-présidente de l’institution, la députée ivoirienne Adjaratou Traoré, ce samedi. Et pour cause !
L’usage de l’expression « pauvreté en Afrique » en question
Tout part d’une communication présentée au Parlement par le représentant du PNUD dans laquelle l’expression « pauvreté en Afrique » a été utilisée. Un groupe de mots qui, selon l’élu sénégalais, n’est pas conforme à la réalité des faits. Pour lui, l’expression correcte, est « l’appauvrissement de l’Afrique ». Et il se justifie : « Nous sommes les pays les plus riches de la planète. Tant que l’on dira que l’Afrique de l’Ouest est pauvre, cela signifie qu’ils font partie du problème. Mais pourquoi ne pas dire appauvrissement ? Qui a appauvri l’Afrique ? Ce sont nos présidents (…) ».
Pour Adjaratou Traoré, le Sénégalais a poussé le bouchon trop loin. Tant et si bien que l’Ivoirienne n’a pu s’empêcher de sortir de ses gonds. « La liberté de parole ne veut pas dire que vous devez dire n’importe quoi à l’endroit des chefs d’État », a-t-elle lancé. Avant d’ajouter : « Vous devez contrôler ce que vous avez à dire. Vous ne pouvez pas vous adresser ainsi aux chefs d’État. Ce ne sont pas vos amis ». Face à l’insistance de son vis-à-vis qui a continué à faire son développement, Adjaratou Traoré s’est levée de sa place pour marcher vers Guy Marius Sagna, dans l’intention clairement affichée de s’en prendre physiquement à lui. N’eût été la vigilance des députés présents qui se sont interposés, les deux parlementaires en seraient venus aux mains. À la suite de cette violente altercation, la séance a été suspendue pour que les esprits se calment.
L’histoire semble bégayer
L’épisode qui s’est joué ce samedi au Parlement de la CEDEAO est illustratif de la situation actuelle que traverse le continent où on a l’impression que deux Afriques s’opposent : une, progressiste, prônant une remise en cause profonde des relations traditionnellement entretenues par l’Afrique avec le monde occidental ; et une, conservatrice, militant pour le maintien du statu quo. En réalité, on assiste à une situation géopolitique similaire à celle qui a prévalu sur le continent au début des années 1960, soit peu de temps après les indépendances. En effet, en ces temps-là, si les leaders africains acquis aux idées panafricanistes étaient unanimes sur la nécessité de l’émancipation des peuples du continent noir, ils n’étaient pas du tout d’accord sur le genre de relations à entretenir avec les anciennes métropoles ni sur le contenu et le cadre de l’unité africaine, une fois l’indépendance acquise.
Ces dissensions idéologiques avaient entraîné la formation de deux groupes politiques sur le continent nouvellement libéré en partie de l’emprise coloniale. Le groupe de Casablanca, constitué du 3 au 6 janvier 1961, était animé par les États « progressistes » à savoir : le Ghana de Kwame Nkrumah, la Guinée de Sékou Touré, le Mali de Modibo Keita, le Maroc du roi Mohammed V, la République Arabe Unie (Égypte) de Gamal Abdel Nasser, le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA).
En plus de tous ces États, il y avait la Libye qui avait pris part à la réunion de janvier 1961 en tant qu’observateur. Ce groupe, qualifié de « maximaliste » passait pour être celui des « partisans d’une indépendance absolue » dont l’objectif principal était la constitution d’une République à l’échelle continentale, seule instance pouvant sortir l’Afrique du sous-développement et faire de ce continent « une des plus grandes forces de ce monde », selon les termes de Kwame Nkrumah.
Pour faire pièce au « groupe de Casablanca », une conférence s’est tenue à Monrovia du 8 au 12 mai 1961, à l’initiative de Sir Aboubakar Tafawa Balewa, alors Premier ministre du Nigeria. Ce groupe considéré comme celui des « modérés », « préconisait le maintien, voire le renforcement des relations économiques avec les anciennes métropoles (…) ». Ce camp regroupait une vingtaine de pays parmi lesquels la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny et le Sénégal de Léopold Sédar Senghor qui en étaient les figures de proue.
Les deux camps rivaux avaient fini par trouver un compromis qui a abouti à la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), le 25 mai 1963 à Addis-Abeba.