Jusque dans nos bras d’Alice Zeniter


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Jusque dans nos bras d’Alice Zeniter, paru chez Albin Michel, est un livre à la fois drôle et grave sur le thème de l’immigration dont une jeunesse en révolte est l’héroïne.

Il a conquis ce samedi le jury du nouveau prix de la Porte Dorée qui récompense une œuvre de langue française sur le thème de l’exil. Rencontre avec Mademoiselle Zeniter, une écrivaine aussi pétillante que sa prose.

Moitié algérienne, moitié française, Alice Zeniter, 23 ans, a été nourrie par la littérature dans la campagne normande où elle a grandi. À 14 ans, la jeune femme produit son premier roman. Il sera publié alors qu’elle n’a que 16 ans. Normalienne « par hasard » et « par « fantasme » pour une école qui a accueilli sur ses bancs Sartre ou Jaurès, la jeune femme est doctorante en études théâtrales. Alice Zeniter a écrit trois pièces et fait ses armes dans la mise en scène. L’une de ses œuvres théâtrales vient de remporter le prix d’aide à la création du Centre national de théâtre alors que les autres intéressent déjà des éditeurs.

Notre avis

Mad, le Malien, et Alice sont les meilleurs amis du monde. Ils se connaissent depuis l’enfance et ont milité pour toutes les causes qui révoltaient les jeunes qu’ils sont dans une époque troublée. Une génération qui a connu la guerre en Irak ou encore le 21 avril en France, et qui vit avec Facebook. Mad est malien. Ses papiers, il doit les faire renouveler régulièrement. Epuisé psychologiquement par cette épreuve, Mad demande à Alice, la Française de l’épouser. La jeune métisse algéro-française accepte de sauter le pas par amitié et par militantisme aussi. Alors qu’elle va contracter ce mariage blanc, Alice revient sur sa version de l’histoire du racisme qui l’a conduite à prendre une telle décision. Alice Zeniter, au travers de son double littéraire, raconte le luxe que s’offre une « petite française », dit-elle, qui veut devenir « Super-Bougnoule », peut-on lire, en réaction à ce racisme. Dans son second roman Jusque dans nos bras, publié chez Albin Michel, Alice Zeniter dénonce une politique migratoire qui oblige des individus, parfois très jeunes comme ses héros, à prendre des décisions qui vont bouleverser à jamais leur existence. Le ton, parce qu’il est celui d’adolescents ou de jeunes adultes encore plongés dans les brumes de l’enfance, est frais et plein d’humour, sans jamais pénaliser la force du propos. Les personnages de cette autofiction sont d’une véracité telle qu’ils font écho à une réalité bien connue. Le père algérien d’Alice est l’un d’entre eux, lui qui est furieux de voir sa fille s’engager dans cette aventure et auquel celle-ci reproche son manque de compréhension. Devrait-il donner ses trois filles en mariage pour permettre à tous les immigrés d’avoir la nationalité française, sous prétexte qu’il en est lui-même un, interroge le père. Source de débat intérieur, Jusque dans nos bras, c’est aussi un style affirmé où le lecteur est souvent, à l’instar de ses meilleurs amis, le confident de l’héroïne. Et Alice Zeniter avoue avoir fait une « dédicace » à ses auteurs du monologue intérieur, comme Faulkner, dans une mémorable demande de mariage. Le point de vue, la spontanéité qui parcourt la narration renforce la dimension politique d’une œuvre construite sans manichéisme. Il n’y a « pas que des chevaliers du mal à la préfecture », souligne Alice Zeniter. La pertinence de son récit est d’ailleurs également dans cette nuance.

Afrik.com : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire une autofiction sur le thème du mariage blanc ?

Alice Zeniter : J’ai passé une année à Budapest en 2009 et j’écoutais France Info, mon seul lien avec la France. J’entendais tout le temps des flahs sur l’arrestation de sans-papiers, les rapatriements par charters… Tout cela me révoltait et je voulais faire quelque chose de cette énergie. Et puis avec le durcissement de l’enquête sur les mariages blancs, je me demandais bien comment des policiers pourraient être formés à déceler ou non des signes de l’amour. J’ai alors pensé à écrire l’histoire de deux amis d’enfance qui seraient bien placés pour faire illusion dans ce type d’enquête. Comme le sujet m’était proche, j’ai décidé de me servir de mes souvenirs. Le personnage principal est donc devenu mon avatar.

Afrik.com : Ce mariage blanc, le meilleur ami d’Alice, Mad, originaire du Mali, veut le contracter parce qu’il ne supporte plus l’atmosphère de suspicion qui pèse autour de lui quand il va renouveler son titre de séjour à la préfecture. Ce sont dés témoignages qui vous ont permis de reconstituer son état d’esprit ?

Alice Zeniter : Les gens qui m’en ont parlé sont ceux qu’on n’imagine pas a priori être concernés. J’ai un de mes meilleurs amis qui est parti au Canada et qui a commencé à galérer pour obtenir ses titres de séjour. J’ai l’impression qu’ils sont racistes alors que nous sommes tous Blancs, me disait-il. Il ressentait quelque chose d’indéfinissable qui émanait d’eux, proche de la xénophobie. Ce qu’il n’imaginait bien évidemment pas entre le Canada et la France qui ne peuvent pas s’accuser de grand chose en matière d’immigration. Je n’imagine même pas ce que ça pourrait être pour les gens qui souffrent de préjugés racistes, ajoutait-il. Par ailleurs, je me suis aussi beaucoup inspirée de témoignages déposés sur des sites comme ceux de RESF (Réseau éducation sans frontières, ndlr). Mad a des papiers, il n’est pas dans une situation d’urgence, mais il se sent tellement insulté chaque fois qu’il va renouveler ses papiers qu’il craint une explosion qui pourrait signifier la fin de son séjour en France.

Afrik.com : Peut-on alors dans ces circonstances avoir de l’empathie pour ce Mad qui demande à Alice de l’épouser plus par confort, d’une certaine manière, que par nécessité vitale ?

Alice Zeniter : Je comprends que l’on puisse ne pas avoir de la compassion pour lui et on me la dit. Cependant, je voulais parler d’immigration d’une manière qui ne relève pas du pathos intégral comme ça l’aurait été s’il s’agissait, par exemple, d’un petit Malien en passe d’être expulsé. Les gens peuvent réfléchir à l’engagement, le fait d’avoir Brice Hortefeux au ministère de l’Immigration, sans être entravé dans leur réflexion par trop d’empathie.

Afrik.com : Quel est le problème selon vous dans la politique d’immigration française ?

Alice Zeniter : Il y a un vrai problème dans la mesure où la nécessaire régulation, que je comprends, a conduit à une déshumanisation. Le droit décomplexé est devenu du racisme décomplexé. A force de traiter les gens comme des chiffres, à force d’en parler en permanence, on donne l’impression qu’il y a des hordes d’immigrés qui rôdent tels des loups à nos frontières, prêts à nous voler notre nourriture à la moindre occasion. Ce qui n’est pas vrai. Ajoutons à cela le débat sur l’identité nationale et c’est une porte ouverte à la montée des préjugés racistes, comme le montre une étude parue récemment dans Libération. C’est un gloubi-boulga de traitement de l’immigration et de préjugés racistes. Sous prétexte de traiter un problème, on traite les gens comme des chiens. Des rafles devant la soupe populaire, ce n’est pas concevable ! Qu’ils n’aient pas droit à des papiers d’accord, mais les gens ont droit à un minimum de dignité !

Afrik.com : Dès les premières pages, vous revendiquez votre appartenance à cette génération qui a « un lien si tendre avec Internet » et « qui vivra plus mal que ses parents ». A-t-elle une responsabilité particulière dans une époque où tout semble plus difficile et qui tourne au virtuel ?

Alice Zeniter : Toute génération a une responsabilité particulière, mais la nôtre est mal tombée dans la mesure où elle est un peu dans la fin du militantisme. Ses formes anciennes motivent moins les jeunes qu’il y a 10 ou 20 ans parce que la vie politique est en train de changer. Tout se passe vite, on a tellement d’informations que s’il fallait se révolter à chaque fait choquant, il faudrait être mobilisé 24/24h. D’où une sorte d’épuisement aussi…. C’est également dû à la montée de l’individualisme. Il y a beaucoup moins cet esprit d’appartenance à une communauté. D ‘une certaine façon, le militantisme se fait virtuel parce qu’on se contente parfois d’envoyer un message sur Facebook. Cette génération a une responsabilité particulière parce qu’on n’arrête pas de lui dire qu’elle est charnière, qu’il n’y a plus d’argent pour elle, et en même temps, elle est un peu désabusée. Néanmoins, elle a toujours des rêves, Mai 68 y est pour beaucoup mais ce n’est pas sûr que cet esprit perdure chez les 14-15 ans.

Afrik.com : C’est important d’écrire un livre « engagé », même si le terme a été tellement utilisé qu’il ne veut plus presque rien dire ?

Alice Zeniter : C’est plus un roman sur l’engagement, dans tous les sens du terme, qu’un roman engagé. Il y a à la fois la question de l’immigration, l’idée que ça touche des gens comme Mad, indirectement comme Alice, et de se poser la question de ce qu’on fait quand on est jeune et cool et que l’on veut prendre position avec tout ce que cela peut induire. Fini le temps où l’on tracte gentiment chez soi. Mad et, surtout Alice, vont progressivement quitter ce monde protégé de l’enfance en prenant des décisions engageantes.

Afrik.com : Cela a son importance que l’héroïne soit métisse dans cette prise de décision ?

Alice Zeniter : Elle a une importance un peu crasse : Alice est jalouse de Mad. Car, lui, a l’air de venir d’Afrique. Alice ne peut pas dire qu’elle est noire, arabe à la limite mais cela ne se voit pas. Elle a l’impression d’être dans une imposture dans sa revendication de racines. Mad lui dit d’ailleurs que quoi qu’elle vive, elle ne sera jamais emmerdée comme lui. Toute cette frustration a son importance dans le récit, une manière de dire que l’engagement n’est jamais désintéressé. Il y a une sorte de conquête de son africanité dans la démarche d’Alice. Une personne blanche gagnerait une bonne conscience. Alice, elle, s’ouvre les portes de l’Afrique.

Afrik.com : Vous utilisez un mot qui est assez intéressant dans sa construction «Algéritude», alors que vous pourriez plutôt parler d’arabité pour votre avatar, moitié normand, moitié algérien comme vous ?

Alice Zeniter : J’avais envie de désigner un sentiment qui n’était pas l’appartenance à l’Algérie réelle. L’algéritude décrit le fantasme de quelqu’un qui n’y a jamais mis les pieds, une quête culturelle et historique. J’ai donc pensé à ce concept de négritude qui est rattaché à la poésie et à la littérature.

Afrik.com : Vous avez remporté ce samedi la première édition du prix littéraire de la Porte Dorée qui récompense un roman sur le thème de l’exil écrit en langue française. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

Alice Zeniter : Je suis très contente. Je n’ai pas envie d’être estampillée écrivain bougnoule de service. Je n’ai pas envie d’écrire des livres sur le grand écart culturel toute ma vie, cela ne m’intéresse pas ! Mais ce livre porte sur cette question de l’immigration et de l’exil, et le fait que des gens me donnent une crédibilité sur le sujet en dépit du fait que je tourne mes personnages en ridicule, c’est quelque chose qui me touche. C’est un sentiment très fort d’avoir réussi à faire partager ce point de vue. Avant d’être sélectionnée, avant même de figurer dans les finalistes, je me disais que ça ne passerait jamais parce que pour une première édition, il voudrait quelque chose de sérieux, pas de quelqu’un qui dit que l’immigration, c’est aussi un sujet de trip pour les adolescents qui ont envie de revendiquer et de se revendiquer.

Alice Zeniter
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