Ali Benhadj n’a pas changé. Sa silhouette frêle porte toujours un kamis gris et sa arakiya semble vissée sur sa tête depuis 12 ans. La première journée de l’ex-vice-président du Fis-dissous a été à son image. Agitée, enflammée. Récit d’un premier jour de liberté.
6h40 : Un cortège de 12 voitures s’ébranle vers Alger. Dans une Golf grise conduite par son frère Adelhamid, qu’il n’a plus vu depuis 3 ans suite aux interdictions de visite, Ali Benhadj s’engouffre avec Abdelfetah, l’aîné de ses fils. Douze année après sa condamnation par le tribunal militaire de Blida, l’imam de Kouba quitte sa prison en homme libre. Durant la nuit, son fils a appelé de son portable les amis et quelques fidèles pour venir escorter son père. Certains d’entre eux se feront happer dans des barrages de police à 2 heures du matin et soumis à interrogatoire avant d’être relâchés. Le semblant de calme à Blida a failli être perturbé par des journalistes qui ont fait le pied de grue devant le tribunal militaire de la première région militaire. Personne n’aura vu, ou même aperçu, Benhadj. Pas même les familles des victimes du terrorisme, venues à l’initiative de l’association Somoud crier leur colère contre l’inspirateur du GIA.
7h30 : Le cortège s’arrête devant la mosquée Ibn Badis de Kouba où, jadis, Benhadj haranguait les foules. Ils n’étaient que quelques fidèles à l’entourer pour une prière du Sobh. Des sympathisants de toujours écrasent des larmes en priant à ses cotés. » C’est le plus beau jour de ma vie « , nous dira un islamiste de 68 ans qui accompagna Benhadj depuis sa sortie de Blida. Des fidèles sont venus lui donner l’accolade. Benhadj a promis de revenir prier souvent avec eux » comme au bon vieux temps « . En 1992, ses prêches attiraient jusqu’à 30 000 fidèles qui bloquaient tous les accès de Kouba. Ils ne sont, en ce 2 juillet 2003, pas plus d’une dizaine. Benhadj met cela sur le compte des restrictions : » On ne voulait pas appeler les Frères. Sinon, cela aurait été ingérable « , dira un accompagnateur. Benhadj ne monte pas sur le minbar qu’occupe un imam officiel désigné par le ministère des affaires religieuses. Les temps ont changé.
8h15 : Le cortège de 12 voitures s’arrête subitement devant le siège de l’ENTV, sur le boulevard des Martyrs. Benhadj descend de voiture, entouré d’une garde rapprochée de six hommes, armés et équipés de talkies walkies. Sans avertir personne, Benhadj demande cet arrêt sur les lieux qui ont vu son arrestation le 30 juin 1991 par les services de sécurité. Palabres, discussions animées au poste de police de la télévision nationale avant de comprendre que Ali Benhadj veut rencontrer Hamraoui Habib Chawki afin de passer à la… télévision. Benhadj veut absolument s’adresser à la nation. Première provocation ou déphasage avec la réalité, Benhadj veut faire un discours aux Algériens et n’en démord pas. Il repartira sans pouvoir rencontrer aucun responsable de la télévision. Benhadj n’a rien perdu de son culot.
9h10 : Arrivée chez le » grand frère « . La quatrième halte de Benhadj est pour Abassi Madani. Son ancien » président » et l’un des seuls dirigeants islamistes qu’il » respecte toujours et qu’il écoute « , explique un accompagnateur. Mais toute la direction de l’ex-Fis se trouve dans cet F5 de Belcourt, siège de la maison familiale d’Abassi Madani et sa » résidence surveillée » depuis sa libération avortée de 1997. Ali Djeddi, l’ancien enseignant de Cherchell, Abdelkader Boukhamkham, la tête pensante du groupe, Kamel Guemazi, l’ex- président du CPVA sous le Fis, Abdelkader Moghni, l’ex-imam de Bab El Oued » gouroutisé » par Benhadj, Chigara… soit » l’état-major » du Fis au complet qui tient son premier conclave. Même en prison, ces dirigeants, dont cinq ont été libérés en 1994, ne se sont plus vus depuis la dernière réunion du Majless Echouri, en mai 1991, à l’ancien siège du Fis situé à l’ex-rue Charasse. Selon les témoins, les discussions entre ces dirigeants ont rapidement tourné autour de la politique. L’heure des embrassades et des retrouvailles est vite dépassée. Au même moment, un communiqué du tribunal militaire de Blida, qui avait condamné les deux » chouyoukh » le 15 juillet 1992 à 12 ans de prison, rattrape leurs discussions. Abassi Madani et Ali Benhadj sont interdits de tenir réunions, associations politiques, caritatives ou religieuses, ne peuvent voter ou se faire élire ainsi que de prendre la parole en public. Le tout assorti d’un avertissement : ils doivent s’abstenir de » tout acte de nature à traduire une prise de position politique « .
Le communiqué enflamme Ali Benhadj. Une habitude. Il refusera de signer le PV qui notifie cette décision du tribunal et même de se faire octroyer une protection rapprochée. Abassi Madani appelle au calme. » Le Vieux « , malade et qui vient de recevoir une autorisation pour des soins à l’étranger, n’a plus le souffle pour calmer les ardeurs de son jeune bras droit. » Il lui a expliqué que le contexte a changé « , dira pudiquement un des hommes qui a assisté à cette réunion en refusant de confirmer si d’autres personnes, de la présidence ou des services secrets, avaient tenté une négociation avec les dirigeants réunis dans l’appartement de Abassi Madani.
10h45 : Le cortège quitte Belcourt, quadrillé par un dispositif de police impressionnant. Des sympathisants du Fis scandent le tube des années 90 » Alayha Nahya. Alayha Namout » ainsi que le fameux » Ya Ali, Ya Abbes, El Djabha rahi labès » à la sortie de l’immeuble qui a cessé, en ce jour, d’être le lieu de la résidence surveillée de Abassi Madani. Ali Benhadj veut se rendre, alors, au cimetière d’El Kettar où est enterré Abdelkader Hachani, l’ex-numéro 3 du Fis, assassiné par le GIA en 1999. L’escorte refuse. Le passage par Bab El Oued est trop risqué. On signale un comité d’accueil islamiste devant la mosquée Es-Sunna de BEO, autre minbar fétiche de l’imam. La visite à la famille de Hachani est reportée à plus tard. Direction Bachdjarah. Ali Benhadj rend une courte visite à sa mère, ainsi qu’à son grand-père qui a subvenu aux besoins de sa famille durant sa détention. Au même moment, son quartier du Lotissement Michel, à Kouba, est pris d’assaut par les journalistes, des curieux et des sympathisants. Même l’ancien émir Kartali, du GIA de Meftah, converti à l’AIS, est là. On attend Benhadj comme si le temps s’était figé en 1992. Un ami de la famille raconte à quel point » c’était dur » pour sa famille et évoque les larmes du fils d’Ali Benhadj lorsqu’il se fait appeler » fils d’assassin « .
11h35 : L’arrivée de Benhadj est précédée de klaxons. A l’entrée de la cité des professeurs de Kouba, où sa petite famille demeure, l’imam de Kouba semble serein. Il sourit furtivement. Deux body guard l’entourent alors que les autres policiers de la protection rapprochée tentent de lui frayer un chemin vers l’entrée de l’immeuble. » Allah ouakber ! » crient les rares sympathisants qui l’attendent. Les photographes et cameramen se bousculent pour avoir l’image : Ali Benhadj, entouré de ses trois enfants, est au milieu d’une foule compacte. Il serre des mains. Ne s’énerve pas au milieu de la bousculade. Trois minutes après, son immeuble est fermé alors que des youyous sortent de son appartement. Ali Djeddi affronte la presse en déclarant : » On n’a pas le droit d’interdire aux chouyoukh de s’exprimer devant la presse. Mais ils vont le faire dès que cela sera nécessaire et quand il y aura un intérêt « . Djeddi termine à peine sa phrase que Benhadj apparait au balcon. Il improvise un discours : » Soyez remerciés de m’avoir accueilli. Soyez aussi patients et conciliants car il y aura d’autres occasions pour qu’on se retrouve. Je suis parmi vous comme avant, grâce à Dieu, et je n’ai peur que de la puissance de Dieu. J’ai passé 12 ans de ma vie en prison, victime d’une injustice, mais je ne suis pas le premier Algérien dans ce cas. On va se retrouver. Transmettez mon salut aux frères. Excusez-moi, mais là je dois vous laisser. Je suis tellement fatigué « .
Et maintenant ? Ce discours public est probablement le dernier que fera Ali Benhadj. Intransigeant, déphasé et provocateur, l’imam de Kouba est un leader fatigué et soumis à des restrictions juridiques qui ne lui laisseront pas de marge de manoeuvre. Il a promis de ne pas se taire et de ce fait, risque de se voir notifier, assez rapidement, une autre condamnation à une résidence surveillée. Si sa force d’attraction semble intacte, l’auditoire a changé. L’amour que lui portait ses fidèles, à la création du Fis en 1989, est à la mesure de la haine qu’il suscite, notamment chez les familles victimes du terrorisme. En ce 2 juillet 2003, Ali Benhadj vient d’arracher sa liberté mais vient de perdre sa » raison sociale « .