Le Salon du Livre à Paris, qui se tient du 23 au 27 mars, accueille un important stand d’éditeurs algériens. L’occasion pour nous de prendre la mesure de l’extraordinaire bouillonnement éditorial et littéraire que vit ce pays aujourd’hui, avec l’émergence d’une nouvelle génération d’écrivains et d’éditeurs pour qui le livre est aussi un mode d’expression politique.
« Libertin partagé entre sa foi et ses passions, Hawas aime la prière et le Prophète, mais s’abreuve également à d’autres sources. Y compris les plus illicites. Tout plaisir est un bien pour lui. Déchiré et complexe, il se bat, à sa manière, contre tous les intégrismes dans cette Algérie qui s’enfonce dans la nuit… »: la quatrième de couverture de La dernière prière, le dernier roman de Hamid Grine, auteur à succès en Algérie, dit tout haut ce que bien des Algériens « vivent tout bas » : dans le même mouvement, leur piété religieuse, et néanmoins leur non-respect de toutes les règles du Coran.
Car le roman algérien sert aussi à dire tout haut ce que l’on ne peut toujours exprimer publiquement. Voilà sans doute l’une des raisons qui expliquent l’effervescence littéraire, le bouillonnement intellectuel, que vit le pays aujourd’hui. « Il y a toute une nouvelle génération d’écrivains, et de nouvelles maisons d’éditions. Il y a de très bons auteurs publiés localement, inconnus du public français, qui a tendance à considérer que ce qui est publié en France est meilleur », explique Radia Abed, créatrice en 2000 des éditions Sédia, et qui se bat pour faire mieux connaître à l’étranger les auteurs de son pays. « C’est comme pour les yaourts, ce qui vient de France est toujours censé être meilleur! », relève avec humour Georges Morin, Président de l’association Coup de soleil, qui organise chaque année à Paris le Maghreb des Livres, pour faire connaître ces littératures en France.
Une floraison de maisons d’édition
Les éditions Barzakh, créées en 2000 par le couple Selma Hellal et Sofiane Hadjadj, font partie de ces nouvelles maisons d’édition: elles ont découvert de nombreux nouveaux talents, tels Habib Ayyoub (Le Palestinien), Mustafa Ben Fodil (Les bavardages du seul) ou Leïla Hammoutène (Sang et jasmin). S’inspirant des collections d’Actes Sud, chaque livre, de forme allongée, a une jolie illustration colorée en couverture, et du beau papier. Alpha – éditrice de Hamid Grine notamment – a été récemment créée au sein d’une entreprise de communication. « Nous nous sommes mis à l’édition par amour du livre et de la culture. Nous sommes porteurs d’un message. Nous avons un devoir de mémoire, et nous devons marquer notre temps », explique Brahim Djelmami Hani, Directeur général d’Alpha: 15 titres publiés à ce jour, une cinquantaine en préparation. On peut encore citer Lazhari Labter, auteur et créateur des éditions du même nom, et heureux éditeur des chroniques du journaliste Hakim Laalam, chroniqueur-vedette du Soir d’Algérie, dont les 6 tomes rencontrent un grand succès. La capitale n’est pas la seule concernée par ce mouvement: à Constantine, Saïd Hannachi, ex-vétérinaire devenu libraire, a créé sa maison d’édition, Média Plus, qui vient notamment de publier un guide touristique sur l’Algérie, qui s’arrachait pendant le Maghreb des Livres… Parmi les écrivains francophones qui montent, on peut aussi citer Slimane Aït Sidhom, Mehdi Achachour, Djamal Mati,….
Si en Algérie ¾ de la production éditoriale est en français, l’arabe n’est pas en reste dans ce mouvement de renouveau littéraire, et tourne essentiellement autour de la maison d’édition Ikhtilef (La Différence), association créée par un groupe de jeunes écrivains, poètes… ou simple passionnés de littérature, comme sa jeune présidente, Assia Moussei, médecin cancérologue qui donne tout son temps libre à la littérature! « En Algérie, beaucoup de jeunes se tournent vers les livres religieux, et on sait que des hommes d’affaires les soutiennent financièrement. Voilà pourquoi nous avons décidé de publier nos livres en arabe, pour toucher le grand public », explique-t-elle. Deux ouvrages publiés en 1998, 30 livres en 2000… et 150 au total publiés à ce jour ! Ikhtilef a permis de révéler toute une jeune génération d’auteurs arabophones, tels Bachir Mefti (qui, traduit en Italie, est un succès là-bas), Sofiane Sdadka, Yasmina Saleh, Sara Haïdar, Elkheir Chouar,…. Mais aussi de traduire en arabe des auteurs algériens, comme Malika Mokeddem, ou des philosophes occidentaux comme Heidegger, Foucault, ou Lacan!
La passion pour moteur
Ce mouvement est porté par de véritables passionnés. Ikhtilef sillonne ainsi le pays, en organisant signatures et rencontres dans les collèges et universités. Car le livre ne rapporte pas beaucoup d’argent en Algérie: un grand succès, c’est un tirage de… 2.000 exemplaires. « Tout ce que je gagne dans la libraire, je le consacre à l’édition », explique ainsi Saïd Hannachi, qui multiplie les animations culturelles autour du livre dans sa librairie – comme « Thé et pages » pendant Ramadan – et qui a reçu 200 auteurs à ce jour! Et le prix des livres vendus par Ikhtilaf varie de 50 à 250 dinars (de 0,5 à 2,5 euros): pour être lu par le plus grand nombre, la marge bénéficiaire est quasi-nulle.
Surtout, l’impact de ces éditions locales est plus important que les seuls chiffres de tirage le laissent supposer. D’abord, en Algérie, comme ailleurs au Maghreb, le livre se prête, et le chiffre de 2.000 exemplaires, rapporté au nombre de lecteurs par ouvrage, peut être multiplié par 4 ou 5. Si on le rapporte encore à la fraction de population capable de lire ces ouvrages – car 28% de la population a moins de 15 ans et 30% est illettrée – ces 2.000 exemplaires vendus en Algérie équivalent peut-être facilement à 100.000 en France.
En outre, le livre fait l’objet en Algérie d’une intense médiatisation. « On assiste depuis 3 ou 4 ans à la multiplication d’émissions littéraires, à la radio et à la télévision, et des chroniques littéraires dans les journaux », explique Youcef Saiah, le « Bernard Pivot » algérien, qui anime 2 émissions hebdomadaires d’une heure, l’une à la télévision, l’autre à la radio. Signe de la demande du public: ces émissions passent à des heures de grande écoute, quand en France les émissions littéraires sont cantonnées aux extrêmes fins de soirée… Et les journaux ne sont pas en reste, les journaux en arabe rendant compte aussi de parutions en français, et vice-versa…
Une parole plus libre
« La plupart des romans algériens publiés en France présentent deux types de personnages: l’intégriste barbu, méchant, et le laïque moderne, gentil. Mais la réalité est plus complexe, et la plupart des Algériens se situent entre les deux. Mon personnage est croyant, mais il aime les femmes, et il aime la boisson. Et beaucoup d’Algériens sont comme ça! Les Algériens se retrouvent dans mes personnages », explique Hamid Grine. « J’ai été témoin des années noires en Algérie, en tant que journaliste. Je voulais témoigner de ces années-là », raconte Nasséra Belloula pour expliquer son premier essai, paru en 2000 – elle vient de sortir Les Belles Algériennes – Confidences d’écrivaines algériennes (Média Plus).
L’effervescence littéraire en Algérie aujourd’hui s’explique d’abord par la plus grande liberté de parole accordée par le gouvernement. « Avant 1989, il y avait une fermeture politque, on ne pouvait pas écrire ce qu’on écrit aujourd’hui », concède Hamid Grine. Ce bouillonnement peut aussi s’expliquer par ce désir, de la part des intellectuels algériens et de toutes les professions qui vivent de la parole et de l’écrit – auteurs, éditeurs, journalistes qui relayent l’information, etc… – de contrebalancer l’immense littérature religieuse qui se répand dans ce pays, comme dans d’autres pays arabes et maghrébins, telle qu’on la voit par exemple lors de chaque salon du livre, à Alger. « En 1996, on était au milieu des années noires, et les grands auteurs algériens s’étaient exilés. On était un groupe d’amis, de jeunes intellectuels, on a pris en charge la résistance culturelle, du dedans, raconte calmement Assia Moussei. On ne protestait pas seulement contre l’intégrisme, mais aussi contre les relations hommes/femmes, enfants/pères, citoyens/policiers… ».
« La littérature est le miroir d’un pays », disait Aragon: en décrivant leur pays, en donnant vie à des personnages ordinaires d’Algériens et d’Algériennes, les écrivains algériens veulent sans doute dire aux leurs, et au monde entier s’il les entendait, que l’Algérie réelle est loin de ressembler à celle, éminemment bigote et conformiste, que rêvent d’instaurer ceux qui diffusent dans ce pays des ouvrages qui se disent religieux. Mais aussi, qu’ils rêvent d’une autre Algérie, où chacun vivrait mieux….
Par Nadia Khouri-Dagher, auteur et reporter spécialisée sur le monde arabe et l’afrique.
En savoir plus:
Rachid Mokhtari, Le nouveau souffle du roman algérien, Editions Chihab (Alger)
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Le prochain ouvrage de Nadia Khouri-Dagher