Quatre mille trois cent quatorze personnes sont décédées, en 2003, sur les routes algériennes. Les raisons principales de cette hécatombe ne sont pas à rechercher dans l’état du parc automobile national ou dans celui du réseau routier, mais dans la banalisation d’une conduite suicidaire qui ignore tout respect du code de la route. Le tronçon Alger-Bejaïa, en passant par Bouira, offre une palette complète des incivilités meurtrières qui font de l’Algérie le quatrième pays le plus touché au monde par les accidents de la route.
« Smahli » (« excuse moi », en arabe), la main levée, en signe de bienveillance, en direction de l’automobiliste dont il vient de mettre la vie en danger. Depuis le bus qui mène d’Alger à Bejaïa, en passant par Bouira, le geste, exécuté par les chauffards après un dépassement périlleux, est vu et revu. Sur ce tronçon, comme ailleurs dans le pays, cette attitude sereine est adoptée en lieu et place de tout respect du code de la route. Résultat, 4314 personnes sont mortes, en 2003, au cours de l’un des 16 282 accidents enregistrés sur les routes algériennes, selon un bilan de la Direction générale de la Sûreté nationale. L’Algérie serait ainsi le quatrième pays le plus dangereux au monde en matière de circulation automobile. Cause principale de ce bilan : l’extraordinaire banalisation d’une conduite suicidaire sur les routes du pays. Le Quotidien d’Oran évoque le chiffre de 85% d’accidents imputables « au comportement des conducteurs ». Un comportement que le ministère français des Affaires étrangères pointe dans ses mises en garde aux touristes souhaitant se rendre en Algérie.
Loin du spacieux tapis autoroutier qui relie Alger à l’Ouest du pays, récemment rénové et inauguré par le Président Bouteflika, et loin des longues lignes droites du grand Sud, la nationale 5, entre Alger et Bejaïa, surchargée tous les jours que Dieu fait, concentre sur 250 km de bitume toutes les incivilités meurtrières accomplies par les chauffards algériens.
Sur la bande d’arrêt d’urgence
Il est 8 heures du matin, à la gare routière du Caroubier, à Bab Ezzouar, dans la banlieue est d’Alger. C’est là que les voyageurs non véhiculés attendent le bus, qui, « Inch’Allah » (si Dieu le veut), les mènera à bon port. Afin de charger au maximum son « Sonacom », un vieux bus de l’entreprise publique de transport, le chauffeur attend la dernière minute pour démarrer. S’il n’est pas plein, il se remplira de lui-même lors d’un des nombreux arrêts improvisés sur l’autoroute. Le voyage ne fait que commencer et le danger est déjà présent, entre les voyageurs qui espèrent voir un bus s’arrêter et les piétons qui, coûte que coûte, cherchent à traverser l’autoroute sans emprunter l’une des nombreuses passerelles construites pour l’occasion. A cette heure de la matinée, les enfants qui vendent sur la route le pain, les fruits, voire les poissons rouges, en fin de soirée, dorment encore. Mais on distingue aisément les traces de pneus sur la voie de droite et sur la bande d’arrêt d’urgence qu’ils occuperont dans quelques heures.
Sur la route, les véhicules qui s’estiment les plus rapides squattent la voie de gauche. Lorsque le besoin s’en fait sentir, ils n’hésitent pas à dépasser par la droite, si nécessaire en utilisant la voie de secours, slalomant selon les obstacles. Tous prennent néanmoins soin d’éviter les transporteurs de containers. Ces derniers mois, nombre d’entre eux ont été impliqués dans des accidents, toujours mortels. En effet, avec leur lourde cargaison à peine harnachée, certains chauffeurs inexpérimentés conduisent leur véhicule comme une voiture, provoquant la chute du chargement sur les véhicules les plus proches.
Aux environs d’Aokas, à 80 km d’Alger, la deux (parfois trois) voies qui fait office d’autoroute prend fin. Elle se transforme en une voie rapide, agrémentée de quelques zones de dépassement. Mais les autos sont toujours aussi nombreuses. Et l’envie d’aller vite toujours aussi forte. Le bus, qui attaque une montée difficile, s’essouffle et serre sur sa droite devant la zone de dépassement qui s’annonce. Celle-ci débute dans un virage fermé, complètement en aveugle. A sa grande surprise, l’automobiliste qui vient de s’engager se retrouve face à face avec une voiture, pourtant empêchée sur sa droite par une ligne continue. Le chauffard multiplie les appels de phare : « j’ai fait une erreur mais je suis engagé, laisse moi passer », peut-on comprendre. Geste de la main et sourire. Au bout de la montée, dans un nouveau virage, apparaît sur le bas côté un bus complètement détruit. La semaine passée, il a heurté une voiture de plein fouet. L’accident a fait près de six morts.
Les rois de la route
A mi-chemin, le bus fait une halte près d’un restaurant isolé pour la pause déjeuner. Là, un chauffeur de taxi qui a allègrement slalomé sur l’autoroute durant une heure se plaint de la façon de conduire de ses concitoyens. « Il y a trop de voitures sur les routes. Aujourd’hui, n’importe qui peut en avoir une, avec les facilités de paiement introduites par les entreprises ». « Depuis deux ans », confirme un passager du bus, « le trafic a explosé. Mais ça n’explique pas pourquoi le code de la route n’est plus respecté. Le problème est que le permis est trop facile à obtenir. Pour 8 000 dinars, au lieu de 6 000, vous pouvez passer un ‘ permis assuré ‘, que l’on vous donne de toute façon ! Il faut faire preuve de plus de pédagogie, en commençant par les plus jeunes ». Le « taxieur » acquiesce et se désole : « en Algérie, il n’y a pas de code de la route. On conduit… ‘ à peu près ‘ ».
Le bus repart pour la portion la plus dangereuse. Au cœur de la vallée de la Soumam, dans les gorges de Palestro, la route s’est rétrécie et se fait de plus en plus sinueuse. Les zones de dépassement sont inexistantes. Depuis que la loi interdit l’importation de voitures de plus de trois ans, et depuis l’arrivée sur le marché de véhicules asiatiques, le parc automobile algérien s’est beaucoup amélioré. Mais quelques épaves continuent de sillonner le pays, notamment cette région de l’Algérois et de la Kabylie. De plus, l’activité routière a explosé sans que les infrastructures ne suivent. A cela s’ajoute les contrôles des gendarmes dans une région infestée de terroristes. Résultat, la vallée est constamment engorgée. C’est sur ces routes à sens unique, séparées de longues lignes continuent, que les véritables rois de la route, taxis, bus et transporteurs routiers font valoir leurs prérogatives. Pour passer les interminables queues, perceptibles des kilomètres au loin, grâce à l’enclavement du terrain, tous les moyens sont bons. Les taxis surchargés n’hésitent pas à engager de longs dépassements de voitures au ralenti, obligeant ces dernières, ainsi que les véhicules qui déboulent en face, à rouler sur le bas-côté. Certains camions, trop larges pour utiliser le même procédé, passent directement par la droite à travers des chemins que seule leur motricité leur permet d’emprunter. Gare au néophyte qui refuse de créer une seconde rangée de véhicules, sur la voie unique, si l’espace le permet. C’est lui qui risque de subir la foudre des automobilistes.
Passés les derniers barrages, aux environs de Bouira, la route vers Bejaïa s’élargit. Et les chauffeurs frustrés de leur longue attente sont maintenant debout sur l’accélérateur. Là, il n’est pas rare de voir une auto qui effectue un dépassement à son tour dépassée sur une troisième ligne. Le seul remède imaginé par les autorités, pire que le mal, est la pose de ralentisseurs qui sont autant de murets à franchir, exclusivement en première. Les habitués ont déjà prévu de freiner, aux environs de Oued Ghir, où les obstacles apparaissent en pleines zones de dépassement. Les autres y laisseront un pare-choc, un pot d’échappement, voire leur voiture. Dommage, la cité hammadite n’était plus qu’à 30 km. Pour ceux qui y parviennent, une règle est à retenir : en Algérie, dans les ronds points, c’est priorité à droite.