On doit saluer ici l’initiative de la maison d’édition L’Harmattan, qui, à travers cette collection, met à disposition du grand public des textes scientifiques et des sources premières épuisés. À la croisée de la sociologie, de l’histoire et de la littérature, elle propose, avec Le Rôle du nègre dans la culture des Amériques, cinq conférences données en Haïti par un philosophe de premier plan dans l’histoire intellectuelle noire en Amérique : Alain Leroy Locke.
Peu connu au-delà de ce continent, son travail a pourtant constitué un prélude important aux études sur les communautés noires d’Amérique, dont Les Amériques noires de Roger Bastide reste la référence en langue française [Bastide 1996]. De par sa participation au mouvement de la Renaissance de Harlem et son activisme pour la reconnaissance de la culture afro-américaine, Locke a été un porte-parole de sa communauté pendant plus de trente ans[[La Renaissance de Harlem, également nommée le « Mouvement du Nègre nouveau » (The New Negro), est un mouvement porté par des artistes noirs entre les années 1920 et 1930. L’objet était de représenter l’histoire et la culture afro-américaines à travers différentes disciplines et différents arts, comme la littérature, la sociologie ou la philosophie.]]. Ce livre est une percée dans l’abondante littérature scientifique afro-américaine, dont les interactions avec des auteurs francophones et français n’ont pas été jusqu’ici relevées. C’est l’ambition de cet ouvrage, qui, on peut l’espérer, ouvre la voie à d’autres traductions d’œuvres critiques anglophones.L’ouvrage, structuré de manière chronologique, suit l’évolution de la pensée de Locke et en révèle les lignes de force.
Différents thèmes chers à l’enseignant de l’université Fisk y sont développés : la démocratie, la valorisation de la culture noire aux États-Unis et l’hybridité des cultures[[Fisk est l’une des universités noires les plus anciennes et les plus connues des États-Unis. Elle a accueilli de nombreux intellectuels de renom, parmi lesquels W. E. B. Du Bois et John Hope Franklin]]. Les textes sont annoncés par une introduction d’Anthony Mangeon et judicieusement complétés par un glossaire biographique des noms mentionnés par l’auteur. Mangeon décrit l’homme et son œuvre, tout en insistant sur la singularité de sa démarche. À l’époque où William Edward Burghardt Du Bois, l’historien afro-américain le plus connu de l’histoire afro-américaine, appelle de ses vœux la formation d’une élite intellectuelle noire et tandis que Carter G. Woodson évoque la méséducation des Noirs soumis à la ségrégation scolaire, Locke s’intéresse quant à lui à la culture populaire, qu’il transforme en source de l’expérience des Noirs en Amérique (Du Bois 1986 ; Woodson 1977). Il l’inscrit dans une démarche postcoloniale de réappropriation de la culture et de déconstruction des effets de siècles de représentations eurocentristes. Mangeon analyse la trajectoire peu commune de ce philosophe et rappelle son rôle fondateur dans la constitution du New Negro, unmouvement artistique et scientifique qui a orienté les arts afro-américains pendant plusieurs décennies. Une brève explication de la portée de ce mouvement aurait peut-être permis au lecteur néophyte d’appréhender plus clairement le rôle de pionnier que Mangeon souligne avec justesse. Cette introduction aurait également gagné en épaisseur si elle s’était enrichie de quelques références au contexte social et politique dans lequel Locke évoluait lorsqu’il s’est rendu en Haïti, notamment à la ségrégation sous les lois Jim Crow et à l’effort de guerre des Africains-Américains[[Les lois Jim Crow, du nom d’un personnage d’une chanson populaire du xixe siècle, sont des lois discriminatoires mises en place entre 1976 et 1965. Elles légalisaient la ségrégation entre Noirs et Blancs et restreignaient l’accès des Noirs aux lieux publics comme les restaurants et les hôpitaux]]. Ce contexte a modelé la pensée de Locke et l’a incité à profiter de ce moment historique pour faire avancer la cause des Noirs.Face à un public d’afro-descendants de la Caraïbe, Locke défend le rôle du Noir dans ce qu’il nomme « la culture des Amériques ».
Il montre comment les Afro-Américains ont par leurs contributions artistiques et scientifiques formé la nation américaine autant que la majorité blanche. Depuis l’interaction entre le maître et l’esclave jusqu’aux traces de l’héritage africain dans la culture populaire américaine, cette dernière est née et s’est nourrie des échanges entre les élites et les masses et entre Blancs et Noirs. Les États-Unis servent d’exemple à partir duquel Locke élabore une réflexion globale sur la place du Noir dans les sociétés américaines. Entre le local et le global, le national et le transnational, il cherche à démontrer qu’il existe une expérience culturelle commune aux peuples noirs d’Amérique.
L’héritage africain en est le ciment, entre rémanences d’une histoire africaine perdue et continuité des pratiques populaires (il mentionne notamment les syncrétismes religieux du Brésil et de la Caraïbe)[[C’est d’ailleurs l’objet de sa seconde intervention, « L’héritage africain et sa signification culturelle », p. 23-45]]. Locke plaide en faveur de l’hybridité de cultures. Entre une acception au singulier (la culture des Amériques) et une lecture au plurielle (les cultures noires d’Amériques), Locke hésite et annonce les études sur la créolité et le métissage des cultures (voir Bernabé et al. 1989). L’éducateur qu’il est appelle à la circulation des connaissances entre les scientifiques noirs des Amériques, pour qui l’heure est venue de penser en termes continentaux et non plus nationaux. Plus qu’une analyse critique, Locke fait un état des lieux des cultures afro-américaines à un moment clé de l’histoire mondiale, qu’il espère transformer en une opportunité pour changer la place des Noirs en Amérique. Il fonde son raisonnement sur deux idées qu’il expose successivement dans les cinq conférences.
La culture pour libérer l’homme noir
Vingt ans avant l’apparition des nationalismes culturels[[Au milieu des années 1960 et à la suite du mouvement pour les droits civiques mené par Martin Luther King Jr., sont apparus des courants radicaux, les nationalismes. Ils furent notamment représentés par Malcolm X et par les Panthères noires. Parmi eux, certains militants de la cause noire considéraient que la valorisation de la culture afro-américaine et de ses racines africaines représentait la solution contre l’oppression des Noirs aux États-Unis.]], la culture apparaît déjà pour Locke comme l’instrument privilégié de la libération de l’homme noir, alternativement soumis à la ségrégation, à l’impérialisme ou à la colonisation5. Il est convaincu que le changement de statut de l’homme noir passe par la reconnaissance par la société américaine de l’existence d’une culture afro-américaine. Malgré son désaccord avec la stratégie de Booker T. Washington, Locke propose une démarche similaire : la libération par la prise de conscience par l’autre (le Blanc) de l’humanité du Noir. C’est d’ailleurs une limite de l’analyse de Locke : il suppose que la visibilité des réalisations des Noirs et l’accumulation de références dans divers domaines comme les mathématiques, les arts plastiques ou la musique doivent forcer le respect d’une majorité blanche qui refuse de les voir. Sur les traces de Washington qui, au xixe siècle, portait le même message sur le champ économique, Locke défend l’idée d’une conscientisation bilatérale (des Blancs et des Noirs) qui serait le moteur du changement. Plusieurs de ces conférences, et notamment les deux dernières, intitulées « Les réalisations des Nègres aux États-Unis » et « Le Nègre dans les trois Amériques », ont fonction de recensions dans lesquelles il propose des listes biographiques – parfois fastidieuses – de modèles noirs de réussite. On retrouve ici Alain Locke l’enseignant, pour qui la connaissance et sa diffusion servent à favoriser l’intercompréhension des peuples. Loin de penser en termes d’opposition à la majorité blanche, Locke cherche une voie médiane née du dialogue entre les individus. L’interaction des hommes et des cultures est une conviction profonde qui lui interdit tout séparatisme racial.
Dans sa première conférence (« Race, démocratie et culture »), Locke déconstruit la race comme un marqueur de division de la société. Il n’en ignore pas les effets, mais l’utilise pour questionner les pratiques politiques et sociales des Américains. Il la met en perspective avec l’idée de démocratie, au cœur de l’identité américaine. En évitant sciemment toute discussion politique, il évoque l’activisme de ses pairs, dont Frederick Douglass, Marcus Garvey et Martin Delany, pour mieux relever la contradiction existant entre démocratie et ségrégation6.
C’est d’ailleurs un fil conducteur de toutes les conférences comme des textes présentés en annexes. Locke ne saisit pas comment les États-Unis, « champion mondial de la démocratie » (p. 75), parviennent à allier l’idéal d’égalité des pères fondateurs et la ségrégation politique, sociale et économique des Noirs. On perçoit dans la personne de Locke un fervent défenseur de l’idée de démocratie qui ne parvient pas à surmonter cette antinomie au cœur de l’histoire de son pays. Le changement, explique-t-il dans sa dernière intervention, passe par une citoyenneté unique, inspirée par une « perspective interaméricaine » (p. 126). Il appelle à l’éradication de l’héritage esclavagiste, un linéament des sociétés américaines, et imagine la formation d’un nouveau modèle de démocratie. Étrangement, pourtant, Locke ne propose pas de volet politique à cet exposé prospectif. Il mentionne les noms d’activistes noirs de son époque, comme Asa Philip Randolph, mais n’entre jamais dans une discussion sur les mesures politiques nécessaires à l’avènement de cette société nouvelle. C’est une limite de son raisonnement qui restreint quelque peu la portée de son plaidoyer en faveur d’une démocratie de facto et non de jure.
L’intérêt de ces textes[[En 1863, cette décision du président Abraham Lincoln abolit l’esclavage aux États-Unis. « Séparés mais égaux » est une notion qui justifie la ségrégation entre Noirs et Blancs. Elle est le résultat d’une décision de justice rendue en 1896 dans l’affaire Plessy vs Ferguson.]] va au-delà de la découverte ou de la redécouverte de documents scientifiques. On est régulièrement surpris par le caractère très actuel d’idées formulées il y a plus de soixante ans : l’interaction entre les cultures, l’hybridité, une vision transnationale de la question noire en Amérique et la circulation des idées entre le Nord et le Sud sont des thèmes de recherche toujours actuels. On saisit alors le caractère pionnier de l’œuvre d’Alain Locke, dont la réflexion continue d’alimenter les études sur les populations noires d’Amérique. On pourra seulement regretter un manque de contextualisation historique qui aurait pu passer par l’ajout de notes explicatives. Des précisions sur des références importantes des histoires américaine et afro-américaine, comme la déclaration d’émancipation des Noirs ou la notion de « ségrégués mais égaux » (Separate but Equal), auraient éclairé le propos de Locke pour un lecteur non averti7.
8L’initiative de L’Harmattan et de l’éditeur de ce volume est à encourager dans l’attente de nouvelles parutions d’autres auteurs classiques de l’histoire intellectuelle noire, comme par exemple W. E. B. Du Bois.
Sarah Fila-Bakabadio, « Alain Locke, Le Rôle du nègre dans la culture des Amériques. », Gradhiva, 10 | 2009, [En ligne], mis en ligne le 03 février 2010. URL : https://journals.openedition.org/gradhiva/1591. Consulté le 05 février 2010.
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