Dans l’histoire de la littérature arabe et mondiale, il y aura désormais un avant et un après Alaa El Aswany. Car avec son dernier roman, « J’ai couru vers le Nil » (Actes Sud), l’auteur égyptien prend place aux côtés de Victor Hugo, Voltaire et Soljenitsyne, pour dénoncer la misère et l’oppression de son peuple.
Avec son dernier roman, « J’ai couru vers le Nil » (Actes Sud), l’auteur égyptien prend place aux côtés de Victor Hugo, d’Emile Zola, de Charles Dickens, mais aussi de Voltaire et de Soljenitsyne, pour dénoncer non seulement la misère matérielle d’un peuple, mais surtout, avec ce dernier opus, l’oppression que subit le peuple égyptien au quotidien, avec les dérives de la dictature, la généralisation de la torture, et la peur comme arme de gouvernement.
Depuis son premier roman « L’Immeuble Yacoubian », publié en 2002 en Egypte et devenu un best-seller mondial et un film à grand succès, Alaa El Aswany ne cesse de diagnostiquer les maux et les travers d’une société égyptienne qu’il connaît mieux que personne. Car exerçant le métier de dentiste dans le quartier bourgeois de Garden City, l’auteur, que nous avons rencontré à Paris, nous a confié que sa passion était, après sa journée de travail, comme le faisaient Victor Hugo et Emile Zola dans les quartiers populaires du Paris du XIX°, de se mêler au peuple dans les quartiers où il vit, pour le connaître et le comprendre.
En Egypte, l’écrivain, le soir venu, aime aller dans les quartiers de Maarouf, Kasr el Eini, et autres, s’asseoir à une terrasse de café, écouter les conversations qui en disent long sur le vécu des gens, écouter leurs histoires, et rire avec ces hommes bien sûr, car le rire n’est jamais loin en Egypte (les romans de El Aswany sont pleins de cet humour égyptien). Naguib Mahfouz, ce maître de la littérature réaliste égyptienne (1911-2006 et Prix Nobel 1988), dont Alaa El Aswany est l’héritier direct, aimait pareillement, après ses journées au bureau comme fonctionnaire, passer ses soirées au Café Chiche ou au Casino Kasr el Eini, où nous l’avons parfois croisé…
L’auteur, que nous avons rencontré à Paris, nous racontait ainsi qu’un jour à son cabinet, un patient arrive et lui raconte : « hier soir une bagarre a éclaté dans le café en bas de chez moi, je suis allé au balcon, et parmi les clients il y avait un homme qui vous ressemblait comme un sosie ! ». Notre dentiste s’est retenu pour ne pas éclater de rire…
Mais « J’ai couru vers le Nil » va plus loin que la seule peinture sociale, objet de ses précédents opus. Car le roman se situe pendant la Révolution de 2011. La politique est donc le sujet central du livre. La tyrannie devrions-nous dire, car l’auteur, militant politique engagé – il a créé en 2004 le mouvement d’opposition « Kefaya » (Ça suffit!) – dénonce la Terreur que vit le pays aujourd’hui. Pire ou égale à celle du Président Moubarak que la Révolution fit tomber, l’auteur ne le dit pas. Terrible en tout cas.
Des pages très crues, et jamais encore publiées dans le monde arabe, décrivent ainsi, sur la base des témoignages réels qui circulaient alors, les viols subis par les jeunes filles arrêtées comme manifestantes, que l’on dénude et allonge sur le sol, et que plusieurs policiers viennent violer de leurs mains nues. Les tortures, électriques et autres, pendant les interrogatoires. Les arrestations arbitraires et les emprisonnements sans jugements. Les officiers de l’armée qui tuent de sang-froid un manifestant et qui restent acquittés. Le mariage heureux entre les nouveaux imams intégristes, parfois riches à millions avec leurs chaînes de télévision, et les militaires au pouvoir – tout aussi fortunés. Les hommes d’affaires richissimes qui sont parfois escrocs et trafiquants de drogue. Etc.
Tout ceci n’est pas nouveau. Ni en Egypte, ni dans le monde arabe, ni dans d’autres pays post-ruraux à la population encore sous-éduquée, en Asie, Afrique ou Amérique Latine. Et les écrits de Voltaire sont là pour nous parler du temps de Louis XV en France, lorsque l’on finissait en prison pour un livre…
Ce qui est nouveau, et c’est pourquoi Alaa El Aswany marquera l’histoire de la littérature arabe, et mondiale lorsqu’avec l’ascension économique et intellectuelle des pays du Sud et la fin de l’ethnocentrisme occidental, l’on ne parlera plus de littérature « étrangère » mais de littérature tout court (comme pour Shakespeare ou Goldoni), ce qui est nouveau c’est que, pour la première fois, un auteur arabe a OSÉ dire tout cela : ce que tout le monde sait dans ces pays, et que personne n’ose publier. Le livre est d’ailleurs interdit en Egypte et dans d’autres pays de la région, et l’auteur a dû, comme d’autres auteurs arabes, le faire éditer au Liban, qui reste, malgré les difficultés que vit le pays, terre de liberté d’expression pour toute la région, comme Genève, Londres ou Amsterdam au temps de Voltaire et des dictatures monarchiques en France.
Avec ce livre, Alaa El Aswany a posé une bombe, égale à celle que produiraient « Les Misérables » et « L’archipel du Goulag » réunis. Plus personne ne pourra dire qu’il ne savait pas. Et ce livre deviendra avec les années, tout comme le furent les écrits de quelques courageux penseurs et romanciers en Europe, l’arme politique la plus efficace pour faire chuter la dictature. Car elle éveille les esprits. En Egypte. Et partout dans le monde.