Aider la Guinée-Bissau sans relâche et sans condescendance


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Drapeau de la Guinée Bissau
Drapeau de la Guinée Bissau

La Guinée-Bissau a le plus grand mal à attirer l’attention des médias plus de deux jours de suite. Même ceux qui couvrent essentiellement l’actualité africaine. Le 1er avril dernier, c’est l’arrestation du Premier ministre du pays, Carlos Gomes Junior et celle du chef d’état-major des armées, l’amiral Zamora Induta, par un groupe de militaires amenés par le numéro deux des forces armées, le général Antonio Indjai, qui a fait parler de ce petit pays d’Afrique occidentale coincé entre le Sénégal et la Guinée.

La dernière fois que la Guinée-Bissau avait fait la une de quelques journaux, c’était le 2 mars 2009. Ce jour-là, à l’aube, des soldats avaient attaqué la résidence du président João Bernardo Vieira, l’avaient capturé vivant, l’avaient ensuite torturé, puis exécuté. Quelques heures plus tôt, au soir du 1er mars 2009, le chef d’état-major des armées à l’époque, le général Tagme Na Waie, avait été tué par l’explosion d’une bombe placée sous l’escalier menant à son bureau. La double liquidation du patron de l’armée et du président valait bien un minimum de couverture médiatique et un flot de réactions outrées des organisations internationales. Cette année, le nouveau règlement de comptes au sein de l’armée n’a certes pas emporté de vies humaines, même si l’état de santé de l’amiral Induta, qui a manifestement été maltraité et est toujours détenu dans un camp militaire, est préoccupant. Mais les implications politiques, économiques et sociales du rapport de forces au sein de l’armée à la suite des évènements du 1er avril peuvent être désastreuses.

Les assassinats de mars 2009 et le choix facile de l’impunité

Au lendemain du double assassinat du président Vieira et du chef d’état-major des armées, Tagme Na Waie en mars 2009, on échafauda différentes hypothèses. João Bernardo Vieira, qui s’était fait de nombreux ennemis militaires et civils depuis les longues années de sa première présidence conclue par une guerre civile (1980-1999), avait-il été tué par des soldats verts de colère en apprenant l’assassinat de leur chef d’état-major dont ils connaissaient les relations difficiles avec le président ? Si Vieira était effectivement le commanditaire de l’élimination du chef d’état-major qui représentait un pôle de pouvoir concurrent, voire une menace permanente, pourquoi n’avait-il pas renforcé son dispositif de sécurité afin de se prémunir de représailles violentes et parfaitement prévisibles de la part des fidèles de Tagme Na Waie ?

Autre hypothèse : l’assassinat des deux hommes en l’espace de quelques heures n’avait rien à voir avec la rivalité supposée entre les victimes et une réaction sanguine des proches du premier tué, mais avait été programmé et exécuté par un troisième groupe. Mais qui ? Un clan de militaires, peut-être alliés à des personnalités politiques civiles, voulant contrôler le pouvoir politique et économique sans pour autant perpétrer un coup d’Etat en bonne et due forme ? L’assassinat du président Vieira ne pouvait pas en effet être qualifié de coup d’Etat puisque les prescriptions de la Constitution avaient ensuite été respectées, que le président de l’Assemblée nationale avait été prestement investi comme président intérimaire et que des élections anticipées avaient permis d’élire le plus démocratiquement du monde un nouveau chef d’Etat en juillet 2009, l’actuel président Malam Bacai Sanha.

Il y avait une dernière hypothèse présente dans tous les esprits au lendemain des évènements de mars 2009 : la piste des narcotrafiquants latino-américains et de leurs complices bissau-guinéens militaires et civils. Depuis plusieurs années, il n’y avait plus de doute sur l’utilisation du territoire du pays comme lieu de transit par de cargaisons de drogue en provenance d’Amérique latine et à destination des marchés européens. Quelques prises énormes avaient donné une idée de l’ampleur du phénomène et de la complicité active d’éléments des forces armées et de personnalités civiles. En septembre 2006, 674 kg de cocaïne saisie par la police avaient ainsi miraculeusement disparu d’un entrepôt sécurisé du Trésor public… Quelques autres saisies et arrestations suivies de la remise en liberté rapide des trafiquants étrangers et de leurs complices locaux, souvent en tenue militaire, avaient montré que les institutions judiciaires du pays, par ailleurs extraordinairement démunies, ne pouvaient rien faire pour endiguer la criminalisation des forces armées et de l’Etat.

Alors y avait-il un lien entre les assassinats de mars 2009 et le trafic de drogue transitant dans le pays ? Si oui quel était-il ? Les deux victimes représentaient-elles une menace pour les narcotrafiquants ? Ou avaient-elles été elles-mêmes impliquées à un degré ou à un autre dans cette juteuse entreprise ? Bissau… et Conakry, avant la mort du président Lansana Conté qui était très proche de Vieira, bruissaient en effet depuis un moment de rumeurs sur l’implication de clans tapis dans les résidences présidentielles des deux Guinée dans la facilitation du commerce transnational de la cocaïne. Toutes ces interrogations sont restées sans réponses depuis plus d’un an. Aucun rapport d’une commission d’enquête nationale ou internationale n’est venu apporter ne serait-ce que des éléments permettant de juger des probabilités relatives des différentes hypothèses. Rien. On parla longuement de la mise en place d’une commission d’enquête internationale soutenue par la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), l’Union africaine et les Nations unies. Mais rien. Nombre d’acteurs politiques et militaires à Bissau n’en voulaient pas et n’en veulent toujours pas et comme ce n’est que la Guinée-Bissau, aucune puissance du Conseil de sécurité de l’ONU ne jugea utile d’insister lourdement.
La tentation de tourner la page sans investir des ressources humaines, financières, sécuritaires et politiques pour faire un brin de lumière sur les assassinats de mars 2009 – et ceux de juin 2009 lorsque deux anciens ministres ont été également abattus -, était d’autant plus forte que le président Vieira avait certes été élu en 2005 mais qu’il était une personnalité controversée poursuivie par son passé de chef militaire putschiste et de dirigeant autocrate pendant près de vingt ans. Certains ont dû se convaincre que la disparition de deux hommes du passé était certes tragique mais qu’elle ne justifiait pas une débauche d’énergie et une prise de risque certaine pour identifier les assassins et le mobile de ces crimes. Sauf que prétendre faire table rase du passé sur fond d’une mare de sang, d’un océan de rancœurs et d’un nuage malsain de rumeurs sur l’implication de nombre de personnalités militaires et civiles d’un Etat dans le trafic de drogue ne pouvait être une bonne idée.

Le risque d’un report sine die des réformes vitales

Quel lien entre les évènements de mars 2009 et ceux d’avril 2010 ? Ils s’inscrivent dans une suite malheureuse d’opportunités manquées dans un pays qui semble incapable de sortir d’un cercle vicieux où l’instabilité politique, les violences soudaines, l’impunité garantie aux soldats, la faiblesse de la classe politique, la corruption d’une partie des élites par l’argent facile d’où qu’il vienne, le sous-développement de l’économie, l’anémie des finances publiques et l’appauvrissement de populations résignées se nourrissent les uns des autres. Après avoir séquestré le Premier ministre pendant plusieurs heures, arrêté et destitué le chef de l’armée, les meneurs du coup de force du 1er avril ont vite indiqué qu’ils ne perpétraient pas un coup d’Etat et affirmé la soumission des forces armées au pouvoir politique. Il s’agissait donc simplement du renversement du chef d’état-major par son adjoint assorti d’une intimidation du chef de gouvernement publiquement menacé de mort avant d’être finalement maintenu à son poste. Rien à voir en effet avec un coup d’Etat. Le président de la République Malam Bacai Sanha n’a pas été inquiété pendant ces évènements et a même ensuite servi de médiateur entre les nouveaux chefs de l’armée et le Premier ministre. Pour ne rien arranger à une situation déjà passablement compliquée, le président et le Premier ministre sont réputés entretenir des relations difficiles.

En Guinée-Bissau, si les chefs militaires ne font pas des coups d’Etat « classiques » contre l’autorité politique, c’est parce qu’ils n’en ont pas vraiment besoin. Celui qui réussit à s’imposer comme le patron de l’armée n’a nullement besoin de revêtir le costume présidentiel pour être le véritable homme fort du pays et devenir intouchable. La proclamation théâtrale de la soumission des chefs militaires au pouvoir politique au lendemain de chacun de leurs coups fourrés est une plaisanterie qui ne fait plus rire personne à Bissau. Il faut se réjouir que la sortie du 1er avril dernier ne se soit pas traduite par l’assassinat de Zamora Induta, mis aux arrêts, sans doute maltraité, probablement torturé et actuellement en mauvaise santé mais au moins en vie. Pas moins de trois chefs d’état-major des armées ont été tués au cours des dix dernières années.

La principale victime, l’ancien chef d’état-major Zamora Induta, n’est probablement pas un saint mais ceux qui l’ont renversé, son ex-adjoint, le général Antonio Indjai et l’ancien chef d’état-major de la marine, l’amiral José Bubo Na Tchuto, le sont encore moins. Le dernier nommé avait fui en Gambie en août 2008 après avoir été arrêté pour une atteinte présumée à la sécurité de l’Etat. Il était revenu clandestinement à Bissau en décembre 2009 et s’était immédiatement réfugié dans le bâtiment qui abrite les bureaux de l’ONU. C’est de ce refuge qu’il a été « libéré » le 1er avril par un groupe de militaires en armes. Bubo Na Tchuto est l’officier de l’armée dont l’implication dans le trafic de drogue était la plus ouvertement évoquée à Bissau. La fortune récente et inexplicable de l’ancien chef de la marine lui permettait de se montrer particulièrement généreux à l’égard des soldats et de bien d’autres acteurs de la société politique et civile. On ne peut s’empêcher d’assimiler le coup du 1er avril à une reprise en main de l’armée par le clan des officiers les plus enrichis par leur collaboration avec les trafiquants de drogue et donc les plus allergiques à toute réforme en profondeur des forces armées, la première des priorités si ce pays veut avoir une chance de sortir de son cercle vicieux.

Un certain optimisme avait commencé à germer timidement à Bissau depuis l’élection propre de Malam Bacai Sanha, l’engagement affiché par ce dernier ainsi que par le Premier ministre Carlos Gomes Junior et le chef d’état-major Zamora Induta en faveur des réformes du secteur de la sécurité (armée, police et justice) érigées en priorité depuis des années et jamais réellement engagées au-delà du toilettage des textes législatifs et de quelques initiatives éparses des partenaires bilatéraux et multilatéraux du pays. Le paiement à bonne date des salaires de la fonction publique et même d’arriérés accumulés au cours des dernières années, permettant entre autres aux enfants du pays d’espérer connaître pour une fois une année scolaire normale, les efforts du Premier ministre en vue de changer l’image très négative du pays à l’étranger et de mobiliser des financements extérieurs, le projet de l’organisation au cours de cette année d’une conférence nationale pour la réconciliation et des signes d’une résolution de la nouvelle équipe dirigeante à lutter contre la corruption donnaient l’impression d’un nouveau départ.

Le retour au calme rapide après l’étrange journée du 1er avril n’a en réalité rien de rassurant. Sur quelle base repose le compromis obtenu entre les nouveaux chefs de l’armée, le président Sanha et le Premier ministre Gomes Junior ? À quoi se sont-ils engagés ? Quel est l’avenir des réformes et celui de la lutte contre le trafic de drogue ? De quelles marges de manœuvre vont disposer des responsables politiques élus qui sont sous la menace permanente d’un encerclement de leurs résidences un beau matin par des militaires tout-puissants et imprévisibles ? Même si le trafic de drogue venait à ne plus prospérer dans le pays à cause de l’attention internationale et des capacités d’adaptation des narcotrafiquants étrangers, comment empêcher que l’argent déjà gagné par les complices locaux au cours des dernières années ne décide durablement de la distribution des postes politiques et militaires à Bissau ?

Le poids de l’Histoire et le devoir de solidarité

Lorsqu’on évoque les soubresauts politiques et sécuritaires récurrents de la Guinée-Bissau depuis plus d’une dizaine d’années, la tendance, y compris dans les pays voisins d’Afrique de l’Ouest, est d’afficher dépit, résignation et condescendance pour ce petit pays lusophone particulièrement démuni qui semble irrécupérable. Si les alliances et les mésalliances entres les personnalités civiles et militaires sur fond de complicités ou de rivalités ethniques qui déclenchent les éruptions épisodiques de violence sont parfois impénétrables, il n’y a cependant rien d’incompréhensible dans la fragilité de l’Etat et de la nation bissau-guinéenne qui est au cœur du problème. Alors qu’un grand nombre de pays d’Afrique de l’Ouest célèbrent au cours de cette année leurs cinquante ans d’existence comme Etats indépendants dans leurs frontières actuelles, – un âge ridiculement bas pour des Etats-nations-, la Guinée-Bissau, indépendante en 1974 après une longue et ruineuse guerre de libération contre la puissance coloniale portugaise, est encore plus jeune – 36 ans. Les combattants qui avaient 25 ans au moment de la création de l’Etat indépendant n’ont que 61 ans aujourd’hui. Ils dominent encore la vie militaire et politique nationale et ont conservé, pour la plupart, des réflexes incompatibles avec les règles du jeu qui permettent la stabilité d’un Etat moderne.

Comme ailleurs sur le continent, la trajectoire prise par le nouvel Etat dépendait de manière outrageuse des qualités individuelles d’un petit groupe de personnes. Il n’y avait pas de raison a priori pour que cela se passe bien. Après la disparition prématurée du stratège et héros de la guerre d’indépendance Amilcar Cabral, assassiné en 1973, Luis Cabral jusqu’en 1980 et João Bernardo Vieira entre 1980 et 1999 n’ont simplement pas été à la hauteur du défi redoutable de l’édification d’une nation stable et en progrès. Ce n’est pas parce que ce pays n’a pas eu de chance pendant trois décennies qu’il faut le décréter irrécupérable et ignorer les aspirations d’une nouvelle génération dont les mieux formés – qui ne sont pas bien nombreux-, sont tentés de rejoindre définitivement Lisbonne, Paris ou Dakar après chaque nouvelle manifestation de l’irresponsabilité de leurs dirigeants militaires ou politiques.

Ce serait injuste de faire croire que personne ne se préoccupe au quotidien en Afrique et au-delà de l’avenir de la Guinée-Bissau. Au lendemain du coup de force du 1er avril, de hauts représentants de la Cedeao, de l’Union africaine et de l’ONU se sont promptement rendus dans la capitale et ont tenu un langage de fermeté à l’égard des militaires. Pour encourager ces organisations et d’autres acteurs à ne pas laisser tomber la Guinée-Bissau, il faut une mobilisation minimale de la diaspora de ce pays, des citoyens des pays voisins et de la société civile africaine. C’est à ce prix que les nouvelles générations de chacun des pays subsahariens détricoteront, lentement, laborieusement mais sûrement les discours pessimistes, misérabilistes, simplistes et ancrés dans l’ignorance de l’Histoire, sur les développements politiques dans cette partie du monde.

Par Gilles Olakounle Yabi

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