Les soulèvements populaires en Tunisie et en Égypte notamment annoncent-ils des réformes au sud du Sahara ?
Alors que le « Printemps arabe » entame son deuxième semestre, les militants et élites au pouvoir ailleurs en Afrique suivent attentivement le déroulement des événements tout en réfléchissant à leur impact.
Dans certains pays réputés autocratiques, de jeunes militants, armés de leur enthousiasme et d’ordinateurs portables, s’efforcent d’imiter les manifestants d’Égypte ou de Tunisie. Pour l’heure, les succès sont rares. Dans d’autres pays, les citoyens observent les mouvements de masse du monde arabe avec sympathie, tout en se félicitant de ne pas avoir à prendre les mêmes risques car leurs systèmes politiques leur permettent, parfois, de se faire entendre.
Quelles que soient les différences qui subsistent entre les pays, les problèmes mis en évidence par les révolutions d’Afrique du Nord sont similaires : chômage important des jeunes, augmentation des prix des denrées alimentaires et du carburant, persistance de la corruption, rejet des droits fondamentaux et participation limitée aux processus de décision. Lors d’une intervention devant les représentants des pays africains à la fin du mois de mai, le Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, leur a rappelé qu’en Afrique du Nord, le manque de libertés « avait poussé la jeunesse dans la rue pour exiger le changement et le respect de leurs aspirations à une vie meilleure. Le message est donc clair, a-t-il ajouté : il faut assurer un progrès politique durable ».
C’est un message identique que le président de la Commission de l’Union africaine, Jean Ping, a transmis aux dirigeants du continent, réunis le 30 juin pour l’inauguration du sommet de l’Union africaine à Malabo, en Guinée équatoriale.
Tout en qualifiant les changements en Tunisie et en Egypte de « nouvelle avancée » pour l’Afrique dans sa marche vers la démocratie, il a incité tous les gouvernements africains à voir ces « soulèvements populaires » comme une occasion de relancer les objectifs démocratiques de l’Union africaine.
Même si peu de dirigeants africains ont affiché le même enthousiasme à l’égard du Printemps arabe, l’intervention de M. Ping reflète un sentiment répandu chez les défenseurs de la démocratie et des droits de l’homme à travers le continent. « Un vent souffle. Il souffle vers le sud et il ne pourra pas longtemps être étouffé », estimait en mars dernier la militante kényane des droits de l’homme et prix Nobel de la paix, Wangari Maathai.
Écho révolutionnaire
Peu après que les révolutions de Tunisie et d’Égypte ont fait les grands titres de la presse internationale, des groupes de militants de plusieurs pays d’Afrique subsaharienne ont tenté de suivre leur exemple. Au Soudan, des appels à manifester publiés sur Facebook ont entraîné des centaines d’étudiants dans les rues de Khartoum et dans celles d’autres villes où ils ont rapidement été dispersés par la police. Des milliers de personnes ont manifesté à Djibouti en janvier et en février, demandant le départ de leur président. En mars, des petits groupes de militants communiquant sur Internet ont protesté à Luanda, la capitale angolaise, mais les manifestations ont été dispersées par les forces de sécurité.
Au Gabon, au Nigéria et ailleurs, les dirigeants d’opposition, les syndicalistes et autres critiques des gouvernements en place ont fréquemment émaillé leurs discours de références nord-africaines dans le but d’encourager leurs partisans, ou d’envoyer un signal aux autorités.
Des échos des révolutions d’Afrique du Nord retentissent à travers le continent. Fin février, des étudiants de Koudougou au Burkina Faso ont manifesté contre la mort d’un des leurs, due aux violences policières. Ils chantaient des slogans tels que « La Tunisie est à Koudougou ! » et « Le Burkina aura son Égypte ! » Ces actions se sont propagées au niveau national et ont été à l’origine de grèves, manifestations et mutineries de l’armée qui n’ont commencé à se résorber qu’au début du mois de juin.
Au mois d’avril au Swaziland, des appels publiés en ligne ont précipité des milliers d’étudiants et de syndicalistes dans les rues pour réclamer plus de démocratie, et ce dans plusieurs villes du pays. La motivation de ces militants restait locale et était ancrée dans leur contexte, mais là encore les révoltes nord-africaines ont été citées comme source d’inspiration.
Au Sénégal, où le gouvernement avait demandé au Parlement de débattre d’une modification de la Constitution liée aux modalités d’accession au pouvoir, une alliance d’organisations de lutte pour le respect des droits civiques s’est mobilisée, le 23 juin dernier, lors de grandes manifestations à Dakar et dans d’autres villes. Quelques heures ont suffi pour que le Président revienne sur sa position et retire le projet de loi. « Voilà qui prouve bien, une fois encore, que la mobilisation du peuple est une formidable source de démocratie », a déclaré l’un des dirigeants de l’opposition. « Le printemps africain commencera ici au Sénégal ! », s’est exclamé un autre.
Alternatives électorales
Au-delà des grandes phrases cependant, les événements du Sénégal soulignent les différences fondamentales qui subsistent avec la situation dans le monde arabe. Le Sénégal, comme de nombreux autres pays d’Afrique subsaharienne, dispose déjà d’un système démocratique et de forces politiques prêtes à le défendre. Par contre, les dirigeants autoritaires de Tunisie, d’Égypte, de Syrie, de Libye, du Yémen et d’autres pays ont résisté aux vents de réformes et n’ont plié que face aux ouragans révolutionnaires.
Dans les années 90, grâce aux mouvements en faveur de la démocratie, la plupart des régimes militaires et de parti unique d’Afrique subsaharienne ont été marginalisés. La grande majorité des pays de la sous-région organisent désormais des élections multipartites à intervalles réguliers. Une douzaine de scrutins présidentiels se sont tenus au cours de l’année 2010 et 17 autres devraient être organisés cette année (voir Elections en Afrique : entre progrès et reculs). Certains offrent de vraies alternatives de changement. Il en résulte que si les citoyens s’inspirent effectivement de l’exemple du nord de l’Afrique, ils n’éprouvent pas le même besoin d’utiliser leurs méthodes.
« Ces derniers temps, nous autres Africains avons, dans notre majorité, fait part de nos exigences démocratiques moins dans la rue que par le biais des scrutins », note ainsi John Dramani Mahama, vice-président du Ghana, dans un éditorial consacré au soulèvement en Égypte. M. Mahama ajoute néanmoins que dans certains pays africains, les élections « n’ont pas entraîné de réels changements. Au final, voilà ce qui crée l’étincelle de toute révolution : le besoin urgent et non-négociable d’un changement durable ».
Un certain nombre de gouvernements africains plus autoritaires ont à de nombreuses reprises montré qu’ils étaient prêts à la répression dès que leur autorité était mise en cause. Plusieurs d’entre eux se sont alarmés dès qu’ils ont perçu des signes laissant croire que leurs populations pourraient être encouragées ou inspirées par les événements extérieurs. Au Zimbabwe, un ancien parlementaire et cinq autres personnes ont été accusées de subversion à la suite d’une réunion où avaient été diffusées des vidéos des manifestations en Tunisie et en Égypte. En Éthiopie, un journaliste a été menacé par la police pour avoir commenté les événements d’Afrique du Nord.
Au Malawi, un enseignant a été interrogé après avoir fait allusion au soulèvement en Égypte, et plusieurs manifestants ont été tués par la police alors qu’ils protestaient contre la hausse des prix, fin juillet.
Les défis à l’autorité de l’État peuvent comporter des risques importants sous des régimes répressifs, et ainsi que l’ont noté certains commentateurs, même si un gouvernement ne parvient pas à circonscrire ces défis, il n’en résultera pas forcément une ouverture démocratique. Le résultat, au contraire, peut être l’enfoncement du pays dans la guerre civile, comme cela s’est produit ces dernières décennies en Sierra Leone, au Libéria et en République démocratique du Congo.
Dans le monde arabe lui-même, la diffusion des troubles civils de Tunisie vers l’Égypte, et jusqu’en Syrie en passant par le Yémen et ailleurs a parfois pris un tour violent. En Libye et au Bahreïn, elle a eu pour résultat une intervention étrangère. Ce qui a terni l’image initialement pacifique du Printemps arabe. « La Libye témoigne de la tendance plus naturelle des politiques africaines à produires des résultats sectaires, violents et corrompus », explique l’éditorialiste kényan Charles Onyango-Obbo. « Ce qui s’est produit en Tunisie et en Égypte a désormais tout l’air d’un coup de chance ».
Comme d’autres, Charles Onyango-Obbo souligne que la grande diversité ethnique du continent africain est aussi l’un des facteurs susceptibles d’alimenter les conflits et les divisions. Mme Maathai observe ainsi qu’en Afrique subsaharienne « de tels mouvements sont très sensibles aux détournements, du fait de leur diversité interne ».
Si la peur et les divisions sont susceptibles de compliquer le développement des mouvements réformateurs, elles ne sont pas non plus insurmontables comme le notent plusieurs analystes. Pendant des années de nombreux pays arabes ont été marqués par la peur, à tous les niveaux de la société, ainsi que par des clivages ethniques, religieux, claniques ou autres. L’écart suscité par ces divisions, cependant, a été comblé au plus fort des mouvements populaires, au moins pour un temps, tout comme il l’a été en Afrique subsaharienne au cours des luttes anticolonialistes et des mouvements pro-démocratiques des années 90.
Une liberté plus grande dans le flux de l’information peut aider. De nombreuses informations concernant les révolutions du nord de l’Afrique ont montré comment les militants s’étaient servis des médias sociaux et d’autres technologies disponibles en ligne pour lancer des appels à manifester et s’assurer d’un soutien accru à leurs mouvements. Mais William Gumede, directeur de programme à l’Africa Asia Centre de la London School of Oriental and African Studies, explique qu’en Afrique subsaharienne l’accès à Internet et aux médias sociaux n’est pas aussi répandu. L’usage d’Internet augmente pourtant rapidement, en particulier par le biais des technologies mobiles. Pour M. Gumede, « s’il est peu probable qu’une révolution arrive dans les pays au sud du Sahara via l’Internet, il est possible qu’elle ait lieu grâce au téléphone portable. »
D’autres assurent que quelle que soit l’utilité de telles technologies dans l’accélération des communications et les possibilités qu’elles offrent pour lutter contre la censure, l’étendue de l’organisation de la société civile est plus décisive encore. Pour Nanjala Nyabola, analyste politique kényan à l’université d’Oxford, « les mouvements politiques les plus significatifs en Afrique ou ailleurs se sont produits indépendamment des médias sociaux – les luttes pour l’indépendance, celles contre l’apartheid et contre le racisme en Afrique australe. Quand les gens ressentent le besoin ou le désir de s’organiser, ils le font indépendamment de la technologie qui les entoure ». Sokari Ekine, une bloggeuse et activiste nigériane, partage ce point de vue : « La force des syndicats et des mouvements étudiants », affirme-t-elle, peut avoir un impact important sur « la volonté de persévérer non pas pendant des jours, mais pendant des semaines entières ».
Un rappel urgent
Quelles que soient les conditions dans tel ou tel pays africain, les observateurs notent que les problèmes sous-jacents n’y sont pas si différents de ceux qui ont contribué au déclenchement des révolutions dans le nord. Les habitants du continent africain partagent les mêmes griefs et les mêmes aspirations.
Pour nos dirigeants c’est le moment de s’adapter a déclaré le président de la Banque africaine de développement, Donald Kaberuka, aux ministres des Finances réunis à Addis Abeba en mars dernier. « Les événements d’Afrique du Nord », a-t-il déclaré, « rappellent avec urgence les défis que représentent la nécessité d’une croissance inclusive, de la création d’emplois et de possibilités pour les jeunes, et celle de ne marginaliser personne. » Selon M. Kaberuka, en dépit des avancées importantes des économies nord-africaines, la croissance récente n’avait pas créé assez d’emplois, tandis que « la nature prédatrice et dynastique de l’État » empêchait toute réforme et privait de larges portions de la population de leurs droits avec pour conséquence le déclenchement de la révolution.
Les discussions qui se sont déroulées deux mois plus tard pendant le sommet de l’Union africaine à Malabo ont fait écho à cette position en se structurant autour du thème de « l’accélération du transfert du pouvoir aux jeunes en vue d’un développement durable ». Notant que le chômage des jeunes et les sentiments de marginalisation ont contribué aux soulèvements populaires d’Afrique du Nord, M. Ping, le président de la Commission de l’Union africaine, a incité les gouvernements à associer des « mesures concrètes » aux paroles données afin de répondre aux besoins de la jeunesse africaine.
Mme Maathai pour sa part suggère aux dirigeants du continent de ne pas trop tarder à reconnaître « l’inévitabilité du changement ». Les Africains préféreraient largement des révolutions par les urnes, à travers des élections libres et équitables. Mais si cette option ne leur est pas offerte, « même les Africains du sud du Sahara finiront par se débarrasser de leurs peurs et tiendront tête à leurs dictateurs. »?