A la faveur de la réactivation d’anciens conflits rapidement qualifiés d’ethniques, et qui résultent d’enchaînement historiques fort différents selon les pays considérés, l’attention de l’opinion publique mondiale est de plus en plus attirée par les problèmes des minorités culturelles au sein des Etats africains contemporains.
Témoignage passionnant et largement révélateur des phénomènes humains concernés, les » Actes » de la » Conférence des peuples indigènes d’Afrique orientale, centrale et méridionale « , organisée par le Forum des ONG des pasteurs indigènes (PINGO Forum) et l’organisation internationale IWGIA à Arusha, en Tanzanie, en janvier 1999, sont enfin disponibles en français, édités par la revue Ethnies sous le titre » Voix africaines « .
Sur les 750 millions d’habitants que compte le continent africain, du Maghreb à l’Afrique du Sud, 260 millions – soit environ 35% – sont des urbains, habitant les villes ou leurs agglomérations et 470 millions – soit 63% – sont des agriculteurs sédentaires. Restent 4% des Africains qui vivent exclusivement de l’élevage, de la chasse ou de la collecte en milieu sauvage, sous le régime du nomadisme ou de la transhumance. 4% des Africains, soient 20 à 25 millions de personnes, que leurs activités et leurs modes de subsistances font voyager, le plus souvent, entre plusieurs pays, plusieurs climats, plusieurs entités administratives.
Irruption de la modernité
La difficulté des Etats modernes constitués au cours du dernier demi-siècle à adapter leurs procédures et leurs cadres à la prise en compte de ces populations est évidente, l’exploitation des richesses africaines dans une logique étatique et occidentalisée venant souvent en contradiction directe avec les usages traditionnels des milieux naturels concernés. Qu’il s’agisse de la forêt, soumise à exploitation intensive ou au déboisement par les populations sédentaires en expansion, qu’il s’agisse des déserts, objets de lourdes contestations territoriales et d’enjeux stratégiques et économiques majeurs, dès lors que l’on s’avise que leur sous-sol pourrait être exploité.
Les peuples minoritaires représentés à Arusha ont pris conscience qu’ils partageaient souvent les mêmes problèmes : » discrimination, marginalisation, spoliation foncière, déplacements forcés dus aux programmes de développement agricole, aux activités minières, aux constructions routières, à la création de parcs naturels et de réserves « … Les mêmes contradictions entre cultures et modes de vie traditionnels et irruption soudaine de la modernité et du développement à l’occidentale produisent les mêmes effets, d’Est en Ouest et du Sud au Nord…
Résistance à la scolarisation
La liste qu’en dresse le Professeur Michel Adam est en elle-même spectaculaire et explicite : » en Afrique saharienne et sahélienne, les Touaregs (Algérie, Libye, Niger, Mali, Burkina Faso) représentent environ 2 millions de personnes… De moeurs belliqueuses et redoutés des populations sédentaires, les Touaregs furent tenus à l’écart des gouvernements après l’indépendance des anciennes colonies françaises… En Afrique sahélienne de l’Ouest et du Centre, les Peuls ou Fulbe (Sénégal, Guinée, Mali, Niger, Burkina Faso, Bénin, Cameroun, République centrafricaine, Tchad) : au nombre d’environ 12 millions, adeptes d’un Islam confrérique, ils sont probablement originaires du Nord-Est du continent. Les Peuls ayant conservé leur mode de vie traditionnel (les Peuls dits » rouges « , éleveurs de bovins, font fréquemment l’objet de discriminations diverses. C’est le cas en particulier des Bororo ou Wodaabe (Niger, Nigeria, Cameroun)… « .
» En Afrique saharienne et sahélienne du Centre, les Toubou (Libye, Tchad, Niger), musulmans et de langue nilo-saharienne : les Toubou du Tchad, environ un million de personnes, se sont opposés aux habitants du Sud du Pays, agriculteurs sédentaires non musulmans, au cours d’une longue guerre civile (1973-85)… Les agro-pasteurs nilotiques du Soudan sont pour leur part les principales victimes de la guerre menée par le gouvernement de Khartoum contre les populations non-musulmanes du Sud. En Afrique orientale, les pasteurs et agro-pasteurs nilotiques (Maasai, Samburu, Pokot, Toposa, Turkana, Datoga…) partagés entre le Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie, l’Ethiopie, le Soudan, ont gardé leurs modes de vie et coutumes ancestrales. Environ 1,5 millions, ils résistent à la scolarisation et à l’alphabétisation… »
» Au Kenya et dans la Corne de l’Afrique (Somalie, Ethiopie), douze à quinze millions de pasteurs couchitiques : Oromo, Somali, Rendille… Musulmans sunnites, les Somali occupent la totalité de l’ex Etat de Somalie, mais aussi les provinces désertiques de l’Ethiopie (Ogaden) et du Kenya (provinces Nord-Est)… Dans le Nord de la Namibie et au Sud de l’Angola vivent les pasteurs Himba… Enfin il faut citer des groupes dispersés de chasseurs-collecteurs à très faible densité démographique : les Pygmées ou Babinga de la cuvette congolaise (Cameroun, Gabon, Centrafrique, Congo, République Démocratique du Congo). Au nombre de 250 000 environ, ils occupent de vastes territoires exclusivement forestiers. Connaisseurs remarquables de la flore et de la faune, ils vivent généralement dans la dépendance d’agriculteurs non-pygmées (Oubanguiens ou Bantous)… Les San, ou encore appelés Bushmen ou Bochimans du désert de Kalahari (Namibie, Botswana), également présents en petit nombre en Afrique du Sud et dans les zones frontalières de l’Angola, de la Zambie et du Zimbabwe. Au nombre d’environ 110 000 au total, ils font l’objet de pressions destinées à les sédentariser tout en restreignant encore leurs droits de chasse… » Et la liste est loin d’être close.
Comment ces peuples, minoritaires, forts de caractéristiques culturelles et de traditions mal compatibles avec les exigences des sociétés modernes que développent les Etats africains, peuvent-ils néanmoins se défendre contre les pressions centralisatrices, sédentarisatrices et assimilatrices à l’oeuvre partout ? Comment préserver cette diversité culturelle qui est aussi l’une des richesses de l’Afrique ? C’est précisément l’enjeu des débats qui eurent cours à Arusha et parmi lesquels la diversité des témoignages et des points de vue a constitué le premier point d’ancrage d’une prise de conscience collective de leurs problèmes.
Ni simplificatrice, ni démagogique, ni facile, cette prise de conscience doit aussi leur permettre de mieux trouver leur place dans une modernité dont, à bien des égards, leurs modes de vie les écartent spontanément.