Affinités marocaines avec Eugène Ebodé


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Eugène Ebodé et Mustapha Saha Mars 2025
Eugène Ebodé et Mustapha Saha Mars 2025

Paris. Salon du livre africain.14-15-16 mars 2025. Les têtes d’affiche de la littérature marocaine sont absentes. L’événement, dans la pittoresque Halle des Blancs Manteaux, au cœur du quartier du Marais, ne leur paraît probablement pas à la hauteur de leurs dédicaces. Seule la maison d’édition La Croisée des chemins fait acte présence.

Yacine Retnani poursuit l’œuvre de son père, Abdelader Retnani, globe trotteur précurseur de l’édition marocaine, parti sans crier gare en novembre 2023. Voir mon hommage : Le Colosse Abdelader Retnani quitte sa montagne éditoriale.

Manu Dibango par Mustapha Saha
Manu Dibango par Mustapha Saha

Samuel Nja Kwa me convie à présenter avec lui notre ouvrage commun, Soul Makossa Man, consacré à Manu Dibango (1933-2020), Papa Groove. Un livre d’art imposant, bilingue anglais – français. Il en est le directeur et le maître d’œuvre. J’en suis coauteur et l’un des illustrateurs. Samuel Nja Kwa était le photographe attitré du musicien pendant vingt ans. J’étais l’ami de Manu Dibango. Il nous a quittés subitement pendant la crise covidaire. Dans les années quatre-vingt, quand le sida décimait artistes et écrivains, il m’avait dit : « Je serai centenaire si les apprentis sorciers de la génétique n’abrègent pas mon chemin ». Sa lecture assidue d’ouvrages de philosophie, d’anthropologie, de sociologie, était notre accointance. Je lui apportais les parutions de l’âge d’or de la pensée française, propulsé par l’expérience soixante-huitarde, Henri Lefebvre, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Félix Guattari, René Lourau, Georges Lapassade. Il visitait et revisitait Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty. La mémoire est une mécanique étrange. Elle peut dormir pendant des années, disparaître dans une latence imperceptible. Puis, il suffit d’un artefact accrocheur, d’un mot déclencheur, les souvenirs s’entrechoquent, les images se télescopent, l’absence se fait pleine présence.

A lire : Apologie de Jean Baudrillard

Première rencontre avec Manu Dibango dans les années soixante-dix. Manu Dibango, Un mastodonte au sourire enfantin. Les années yéyé s’éteignent. Du jazz avant tout. Le saxophone dans tous ses états, alto, soprano, ténor, baryton. Ses éclats de rire fusionnent avec des notes perdues. Le chef-d’œuvre se prépare. Soul Makossa. Le regard protecteur de Coco couve la promesse. Années quatre-vingt. Dans les entrailles parisiennes se découvrent les braises yaoundaises, dakaroises, casablancaises, sarcelloises, newyorkaises. La musique ramifie ses racines tous azimuts. Voir mon texte Manu Dibango, philosophe, accessible sur le web.

Le Maroc est, malgré tout, représenté par un écrivain camerounais, Eugène Ébodé. L’homme rayonne par son humilité. Il ne départit pas de son sourire, de sa prévenance, de sa bienveillance. Son regard suffit à refouler la haine. Eugène Ébodé, c’est la décontraction, l’équanimité, la dérision, la persévérance, la rébellion tranquille, la révolte camusienne. Il est professeur de diplomatie culturelle. Sa problématique résume sa philosophie. Il ne vit pas ses titres comme des mérites, des distinctions, des prestiges, mais, comme autant de haltes dans sa trajectoire intellectuelle. Il assume, avec gratitude, sa charge d’administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains à l’Académie Royale du Maroc. Il nous dédicace son nouveau livre, Zam-Zam, éditions Gallimard, 2025 : « A Élisabeth et Mustapha Saha, nous avons les mêmes références et les mêmes amis. Nous avons aussi des préoccupations communes ».

Eugène Ébodé vit au Maroc. Il crée sa Shahrazade dans le Royaume de Pamanga. L’homophonie me fait penser à Papamga, province paradisiaque des philippines. Qu’on lise entre les lignes, la princesse tikar Onisha est une altesse mystérieuse. Elle est aussi le narrateur. Madame Bovary, c’est moi. Le roman s’ouvre sur un autoportrait d’Alexandre Pouchkine (1799-1937), poème rédigé en langue française à l’âge de quinze. Nous voilà d’emblée envoyés aux origines africaines de mythique écrivain russe. Son ancêtre maternel africain, Abraham Hanibal, né en 1696, probablement originaire du Cameroun, comme Eugène Ébodé, est emmené, comme esclave, à la cour de Pierre Le Grand à l’âge de neuf ans. Constantinople était un important marché de traite humaine. Le Tsar fait d’Abraham Hanibal son filleul. Alexandre Pouchkine subit le rejet de sa mère, la discrimination de son milieu aristocratique à cause de sa peau mate. La stigmatisation de son physique impacte sa création littéraire. Il se réfugie dans la lecture et l’écriture. Sa notoriété acquise, il peut entreprendre un retournement du stigmate. Il fait de ses origines africaines une fierté. Son roman en vers Eugène Onéguine, composé en huit ans, en témoigne. Ce livre inspire, jusque dans la forme, Zam-Zam d’Eugène Ébodé.

La mémoire adolescente des découvertes, des éblouissements, des émerveillements se convoque. Une escapade russe parmi d’autres échappées belles. Encore une homophonie. Le nom du personnage Zam-Zam, la brute au crâne de pierre, devenu fou après avoir été congédié par la princesse, désigne, dans la tradition musulmane, la source miraculeuse de la Mecque, creusée par l’ange Gabriel, pour sauver Agar, épouse d’Abraham, et leur fils Ismaël, perdus dans le désert. Ramifications à l’infini. Le temps, l’espace, l’histoire, la mythologie, l’archéologie, la géographie s’entrecoupent, s’entrelacent, s’enchevêtrent. Nous sommes en pleine philosophie rhizomique de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Déploiement transversal, fractal, omnidirectionnel, sans centre et sans ordonnance préétablie.

Au milieu d’une insertion sur l’égalité des genres, s’introduit, sans autre explication, le nom de Zaynab Nefzaouia (1039-1117). « Les femmes africaines ont des nerfs d’acier. Connaissez-vous Zaynab Nefzaouia, la berbère ? » Brusque remontée des temps jusqu’au onzième siècle. Zaynab Nefzaouia, reine amazigh almoravide, fondatrice avec son époux, le sultan Youssef Ben Tachfine (1009-1106), de la ville de Marrakech. Se rappelle, au passage, que le tribalisme amazigh est fondamentalement matriarcal. Sa fille Tamima Ben Youssef Ben Tachfine, connue sous le surnom d’Oum Talha, est poétesse, femme de lettres, dirigeante politique. Son œuvre est malheureusement perdue. Son nom hante d’anciennes chroniques.

Dérive oxymorique. Je ne m’attarde pas sur le livre Le Pur et l’impur de Sidonie-Gabrielle Colette, amie du sinistre pacha Thami El Glaoui. Je pioche dans la bibliothèque Le Pur et l’impur de Vladimir Jankélévitch, éditions Flammarion, 1978. La philosophie explore l’impensable jusqu’à la limite de l’indicible. La musique et la poésie prennent le relais. La pureté n’existe pas. Elle n’est pas palpable. Elle n’est pas conceptuable. Personne n’est psychologiquement pur, exempt d’intentions inavouables, de motivations injustifiables, de croyances manipulables, de fantasmes inexpiables. La pureté n’est qu’une idéalité, un filtre moral. Dans l’eau trouble, la réflexion se pervertit. Et pourtant, L’impureté n’est pas forcément un vice. Elle désigne autant les assemblages, les brassages, les panachages, les métissages, les créativités potentielles.

S’évoque, d’entrée de jeu, la crise covidaire, la privation, la frustration, l’enfermement, l’empêchement, programmés, planifiés, imposés à l’humanité entière. L’écriture comme évasion, échappatoire, délivrance. J’ai moi-même écrit un ouvrage pendant le confinement sous le titre : Quelles mains invisibles injectent la peste et contaminent les mouches. Albert Camus et Jean-Paul Sartre conjointement appelés à la rescousse. « Ce que vous lirez, Maestro, est issu d’une reconnexion aux abîmes côtoyés, aux enfers évités. Tout n’est que recommencement, disiez-vous. Nous vacillons plus que nous ne tenons par des certitudes. Nous sommes enchatonnés dans les remugles, dans les tenailles du doute. Nous sommes enchaînés au désespoir par l’âpreté des cactus qui horizonnent notre vision » (Eugène Ébodé). Comment apprécier la sobriété après les restrictions sadiques ?

D’autres se noient dans les images hallucinatoires, hypnotiques, subliminales, des écrans. J’entame la rédaction d’un texte intitulé Des effets psychopathologiques à retardement de la crise covidaire, détérioration durable des fonctions cognitives, altération chronique des facultés mnésiques, brouillard cérébral persistant. Les états dépressifs générés par l’isolement débouchent souvent sur la démence. Dans le confinement, les journées se succèdent en boucle sans engendrer des souvenirs. Les carences de stimulations spatiales engourdissent la remembrance. Difficultés à reconstituer le fil des événements. Les associations d’idées n’opèrent plus. L’hippocampe s’atrophie. Les repères temporels se brouillent. Les moments se télescopent sans laisser de trace. Impossibilité, sous pression d’angoisse, de stress, d’informations contradictoires, d’agencer une frise chronologique. L’agglutination du temps pendant le retranchement de la vie sociale efface les déroulements, les transformations, les différenciations des choses. Tout s’enfonce dans l’interminable immobilité. La crise covidaire est hypothétiquement reconstituable historiquement. Les multiples narrations cliniques, psychologiques, plongent dans la confusion totale. Des témoignages sont massivement supprimés sur les réseaux sociaux. Ne demeurent que les stigmates littéraires.

Eugène Ébodé nous présente la princesse Onisha comme une femme, exilée volontaire de son royaume, à la fois authentique et excentrique, dompteuse de fauves, adulatrice des lettres et des arts. Elle revendique son métissage, son ascendance gréco-égyptienne. Elle ensorcelle ses interlocuteurs par son charisme, son magnétisme, son fluide irrésistible. Pour ne pas surcharger la description, Néfertiti réincarnée. Pour entrer pleinement dans le récit, il faut s’installer dans l’intemporalité, l‘amalgame des rôles, la dérive sans contrôle. Onisha est le miroir du narrateur, oscillant, vacillant, évanescent. L’évocation impromptue du cheikh Edmond Amran El Maleh interrompt la fredaine romantique. Toute l’intrigue se narre dans le prologue en une douzaine de pages. Elle se conclut par la mort brutale de l’héroïne emportée par un souffle au cœur. Tragic end.

Une phrase retentit à mon oreille, « Que représente la culture dans un monde qui s’en fiche », en résonance à deux conférences que j’ai tenues récemment, La Tentation prophétique des intellectuels et A quoi servent les intellectuels ?

La lecture n’est pas une consommation passive. Elle façonne des interactivités. Elle implémente des complicités. Pendant le Salon du Livre Africain, des ouvrages à foison, plus ou moins de bonne qualité, le plus souvent fabriqués par des officines numériques, à des prix défiant toute concurrence. Je parcours des quatrièmes de couverture. Je ne vois que des étalagistes sympathiques, parfois accrocheurs. Dans la foule qui se bouscule, je cherche vainement des littérateurs. Où sont les philosophes ? Où sont libres parleurs au forum des torcols / Où sont merles moqueurs des belles tragédies / Où sont magots railleurs aux barbes des blancs cols / Où sont génies farceurs des saintes parodies / Où sont veilleurs d’esprit dépurés de pétrole / Où sont déconstructeurs d’imprenables bastilles / Où sont maîtres-penseurs délivrés du contrôle / Où sont débroussailleurs d’impossibles tortilles / Où sont fous de sagesse aux marges du délire / Où sont pisteurs de sens au temps des catastrophes / Où sont forgeurs d’idées au creux des tirelires / Dans ce monde improbable où sont les philosophes (Mustapha Saha, Le Calligraphe des sables, éditions Orion).

Le récit se replie sur lui-même comme un origami. S’inaugure une longue élégie. La prosodie assène ce qu’elle tait en prose. Vers libres paragraphés façon la Divine comédie. Eugène Ébodé est l’auteur de La Divine colère, éditions Gallimard, 2004. Les indices signalent, renseignent, documentent, détournent, désorientent, égarent. L’architecture labyrinthique, méandrique, rhizomique charrie la logique narrative. Surgissent, par-ci, par-là, des parabases, des digressions, des œillades, des excursus inattendus. Basculement constant entre virtuel, réel, factuel. Tout est prétexte à macaronée malicieusement déstabilisatrice. Allusions, aphérèses, ellipses. Le poétique pointe et s’éclipse. Perce l’intention dramaturgique. Les épopées antiques ne se racontaient-elles pas en métrique et rythmique pour être remémorées ? « Autrefois, la poésie se récitait par cœur. On ne la déclame plus aujourd’hui. La poésie est vue comme une sulfateuse. On y va maintenant comme à l’entarteuse ». Les personnages reviennent sur scène. Ambassa, Zam-Zam, le pestiféré, le fou, malade d’hilarité, se révèle au bout du drame, le véritable thaumaturge. Le sultan Bokito, autocrate gouvernant par oukases, « un maître absolu agissant absolument ». La princesse Onisha, anarchiste soixante-huitarde, libre et libertine, érudite et psychédélique « organisatrice de débats mélangeant cerveaux lents et rapides ». « Ses rêves sont fluorescents avec beaucoup de mousse dessus ». « Sa vie se pimente de fiction ». Sous l’influence d’Onisha, le tyran se métamorphose en monarque éclairé. La sagesse le gagne au fur et à mesure qu’il se déleste de ses despotiques prérogatives.

Onisha proclame les pouvoirs de l’imagination. L’imagination au pouvoir, célèbre slogan de Mai 68 que je critiquais : l’imagination est contre tous les pouvoirs. Rejetons les pouvoirs. Gardons l’imagination, « qui enfante le désir, qui chasse l’ennui, qui repousse le sommeil, qui éteint les bâillements pour libérer le récit ». Onisha, étoile filante, disparaît à peine apparue. « Drapeaux en berne dans tout le royaume. Le Sultan, affecté, encaisse le coup de sort ».

De l’universitaire Eugène Ébodé, j’ai lu Considérations sur la palabre comme le plus petit dénominateur commun des peuples d’Afrique in Promesses d’Afrique, Rabat, 2018. La palabre, parade à la rigidité législative. A partir des ressources inépuisables de l’oralité, se pratiquent tous les genres littéraires. Les contes sont d’authentiques mythologies. Une oralité longtemps moquée par l’idéologie coloniale, renvoyée à une primitivité dépréciatrice. Une oralité désormais précieuse, sauvegardée par l’écriture. Les éditeurs du Cameroun, du Bénin, de la Côte d’ivoire, du Mali, de la République Démocratique du Congo, du Sénégal, du Togo, du Gabon, de Madagascar, en fraternité linguistique avec les québécois, les haïtiens, rivalisent d’inventivité, d’ingéniosité, de communicabilité. Présence Africaine, après plusieurs traversées du désert, reprend le flambeau.

Frantz Fanon (1925-1961) à l’honneur. Aimé Césaire (1913-2008), Léon-Gantran Damas (1912-1978), Paulette Nardal (1896-1985), Jeanne Nardal (1902-1993), plus que jamais d’actualité. Le sénégalais Birago Diop (1906-1989), sauveur des contes et fables du griot Amadou Koumba. Le guadeloupéen Guy Tirolien (1917-1988), auteur de Prière d’un petit enfant nègre, 1943, recueil Balle d’or, éditions Présence africaine. « Moi aussi j’ai un credo de poche. Mais n’allez pas le répéter aux vents bavards. Et la foule qui passe. On vous rirait au nez. Je crois que le soleil est un oeuf de lumière. Pondu par la nuit. Que la prière retombe en pluie de fruits. Dans la corbeille des mains offertes. Que les étoiles sont des âmes qui brûlent. Que la terre est une orange pour la soif de Dieu. Que la fleur grimpe aux fenêtres pour consoler l’enfant qui pleure » (Guy Tirolien).

Longue discussion avec Suzanne Dracius. Une kalazaza martiniquaise, professeur des universités, porteuse de toute la mémoire antillaise. Nous sommes, tous les deux, des amis d’Aimé Césaire. Souvenances croisées de moments vécus avec le poète. Convergences poétiques. Suzanne Dracius me laisse ce mot : « À Mustapha Saha, volcaniquement, in memoriam ému des mânes d’Aimé Césaire tant aimé ». Une grande intellectuelle insuffisamment suivie. Qu’on lise L’Autre qui danse, éditions Pierre Seghers, 1989. Que faire avec le métissage quand les racines s’entremêlent dans le sang ? Comment surmonter la schizophrénie en assumant la pluralité des cultures qu’on porte en soi ? Comment se libérer des barrières sociales ? Comment piloter sa destinée ? Comment s’accorder avec son destin ? A quel prix ? La civilisation française, derrière ses apparences policées, est cruelle, vorace, inhumaine. L’environnement enchaîne insidieusement comme autrefois l’esclavage. S’entend entre les lignes l’entrechoquement des fers. L’héroïne Rehvana tente désespérément de vivre comme ses ancêtres africains. La quête se matérialise dans le port de vêtements africains, boubou, drapé, sarouel. Mais, la peau blanche intrigue. L’enfer, c’est le regard de l’autre, qui juge sans préavis, qui condamne sans préalable. Rehvana est trop pâlichonne pour la Martinique, trop basanée pour la France. Dans les deux cas, elle surprend quand elle s’accoutre de vêture africaine. La métisse est suspecte parce qu’elle est une passerelle. Le clair-obscur se refoule dans les marges. La psychologie coloniale invente le manichéisme du noir et blanc, sans nuances, le complexe de supériorité, insensible à la beauté des contrastes. Dans les banlieues déshéritées, les exclus survivent tant bien que mal. Les indigènes de l’intérieur comblent les besoins bourgeois en souffre-douleurs, en boucs émissaires.

Hommage à Frantz Fanon, à l’occasion du centenaire de sa naissance, avec Suzanne Dracius, Jean Khalifa, coauteur, avec Robert Young, de Frantz Fanon, écrits sur l’aliénation et la liberté, éditions La Découverte, 2015. Frantz Fanon rejette La négritude comme école littéraire. Il voit la négritude comme une reconstruction pathologique d’une personnalité abîmée. Cette idéologie, élaborée par Léopold Sédar Senghor, est une mystification politique au service du néocolonialisme. Je l’avais compris en 1968, avec le normalien Omar Blondin Diop, assassiné en 1973, à l’âge de vingt-six ans, dans la prison de Gorée sous le régime autocratique du même Senghor. Peau noire et masque blanc. Dissolution intérieure. Frantz Fanon pressent la reproduction des modèles occidentaux d’oppression après l’indépendance. « La folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Le maghrébin, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue. Il subit une déshumanisation systématique. Ce sont des populations entières qui se retrouvent décérébralisées » (Frantz Fanon, Lettre de démission au ministre résident, décembre 1956).

En 1948, Frantz Fanon découvre le texte Orphée noir de Jean-Paul Sartre, préface à L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Presses Universitaires de France, 1948. « Qu’est-ce donc que vous espériez quand vous ôtiez le bâillon aux bouches noires ? Qu’allaient entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu’à terre par la force, pensiez-vous, quand elles relèveraient, lire l’adoration dans leurs yeux ? ». Eté 1961, Frantz Fanon est atteint, à trente-ans, d’un cancer fatal. Il vient d’achever la rédaction des Damnés de la terre. Il écrit à François Maspero, son éditeur : « Demandez à Jean-Paul Sartre de me préfacer. Dites-lui que chaque fois que je me mets à ma table de travail, je pense à lui. Lui, qui écrit des choses si importantes pour notre avenir ». Frantz Fanon rejoint Jean-Paul Sartre à Rome. Ils passent trois jours à converser. Six mois plus tard, Frantz Fanon meurt d’une leucémie à Washington. Jean-Paul lui dédie une préface époustouflante, libelle funèbre du colonialisme. Il en paie le prix fort. L’appartement du philosophe, 42, rue Bonaparte, déjà plastiqué en 1960, est totalement détruit en 1962. Il n’y revient plus. Il se contente, pendant vingt-ans, d’un studio, 222, boulevard Raspail, puis, jusqu’à sa mort en 1980, d’un deux-pièces au dixième et dernier d’un immeuble banal, 42, boulevard Edgar-Quinet. Les pensées de Frantz Fanon et de Jean-Paul Sartre se veulent inachevées. Ce sont ces inachèvements qui débouchent sur des perspectives d’avenir.

Le lien marocain, depuis toujours, est culturel. La société marocaine est depuis toujours une terre ouverte. La diversité démographique, linguistique, coutumière est consacrée par la Constitution. La société marocaine est tissée d’affinités anciennes et récentes. Affinités, du latin affinitas, parentés par alliance. Analogies morphologiques et phonétiques entre deux langues. Les affinités sont naturelles. Elles ballaient les réticences idéologiques. Les affinités, passerelles sensibles, relèvent de la poétique et de l’esthétique au sens bachelardien de ces concepts. C’est cette ouverture aux affinités qui explique la légendaire hospitalité marocaine. Les affinités impliquent les rencontres heureuses, les imprévisibilités éclaireuses, les fortuités savoureuses.

Mustapha Saha.

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Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).
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