
La vague de condamnations sans précédent prononcées contre quarante opposants politiques marque l’aboutissement du virage autoritaire initié par le président Kaïs Saïed. Avec des peines allant jusqu’à 66 ans d’emprisonnement, ce procès qualifié de « politique » par les observateurs internationaux suscite l’inquiétude des chancelleries occidentales et ravive le spectre des années Ben Ali.
La Tunisie, jadis fer de lance des « printemps arabes« , s’enfonce dans une nouvelle ère répressive. Moins d’une semaine après l’annonce de peines records contre quarante personnalités accusées de « complot contre la sûreté de l’État », le pays découvre l’ampleur d’un jugement qui scelle l’emprise du président Kaïs Saïed sur l’appareil judiciaire et fait craindre un retour aux procès politiques de l’ère Ben Ali.
Un procès expéditif, un verdict-choc
Prononcé dans la nuit du 18 au 19 avril par la chambre antiterroriste du tribunal de première instance de Tunis, le verdict frappe indistinctement des opposants de longue date. Des avocats, des ex-hauts fonctionnaires et même l’essayiste franco-israélien Bernard-Henri Lévy, jugé par contumace à 33 ans de prison. Les prévenus ont été reconnus coupables « d’adhésion à une entente visant à changer la forme du gouvernement » et, pour certains, « d’association terroriste » – une incrimination passible de la réclusion à perpétuité.
Selon une liste communiquée par le collectif de défense, vingt-sept des condamnés croupissaient déjà depuis plus d’un an dans la prison de Mornaguia. Treize autres, jugés par défaut, feront désormais l’objet de mandats d’arrêt internationaux.
Pour les avocats, le procès s’est déroulé dans des conditions inacceptables. Ils dénoncent une procédure « à huis clos », sans accès libre aux journalistes ni possibilité pour la défense de citer ses témoins. « Nous n’avons pas plaidé ; nous avons simplement récité nos noms à un greffier », déplore Me Ibtissem Labbène. Ainsi il qualifie sans détour la procédure de « justice d’exception déguisée ».
Un tournant autoritaire assumé
Depuis son « coup de force constitutionnel » du 25 juillet 2021, Kaïs Saïed a méthodiquement consolidé son pouvoir. Après avoir gouverné par décrets et dissous le Parlement, il a remanié la Constitution pour concentrer entre ses mains les pouvoirs exécutif et judiciaire. Dans ce contexte, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) décrit le verdict du 19 avril comme « un pas supplémentaire vers l’État policier », tandis que Human Rights Watch dénonce « l’instrumentalisation du système judiciaire pour étouffer toute forme de dissidence ».
Le président tunisien, loin de s’en cacher, assume pleinement cette ligne dure : « La justice rendra des décisions historiques contre ceux qui complotent contre la patrie », a-t-il martelé lors d’une visite au ministère de l’Intérieur, ajoutant qu’« aucune pression extérieure » ne le détournerait de la « volonté populaire ».
Réactions en chaîne et inquiétude diplomatique
Sur la scène internationale, les réactions n’ont pas tardé. La France et l’Allemagne ont exprimé leur « vive préoccupation », tandis que Washington a qualifié la situation de « recul grave de l’État de droit ». L’Union européenne, déjà critiquée pour son accord migratoire de 2023 avec Tunis, prévient qu’une partie substantielle des 450 millions d’euros d’appui budgétaire promis pourrait être gelée si les normes internationales continuent d’être bafouées.
À Tunis même, la puissante centrale syndicale UGTT monte au créneau, dénonçant un climat de peur à l’approche du traditionnel rassemblement du 1er Mai. Elle exige la libération immédiate des « détenus d’opinion » et brandit la menace d’une grève générale qui paralyserait le pays. Pendant ce temps, les familles des accusés ont entamé un sit-in permanent devant le Palais de justice : « On nous enlève des parents, des collègues, toute une génération de militants », se désole Fatma Ayari, sœur d’un ancien ministre écroué.
Des dossiers annexes pour étouffer l’opposition
Dans la foulée du verdict, la machine répressive s’est remise en marche. Ahmed Souab, l’un des avocats vedettes de la défense, a été arrêté pour « outrage à magistrat ». D’autres figures emblématiques, comme l’ex-chef du gouvernement Hamadi Jebali ou la blogueuse influente Olfa Belhassine, sont désormais visées par de nouveaux mandats pour « atteinte à la morale publique ».
Pour un analyste politique la stratégie est limpide : « Le pouvoir applique la technique du mille-feuille judiciaire : une condamnation majeure, puis une cascade de procédures annexes pour rendre toute libération impossible, même en cas de recours favorable ».
Quelles perspectives ?
- Recours : les avocats ont d’ores et déjà déposé un appel, mais dans l’actuel système verrouillé, la chambre d’appel est également placée sous les ordres du Pôle judiciaire antiterroriste, laissant peu d’espoir d’infirmation du jugement.
- Pression internationale : les chancelleries occidentales misent désormais sur le levier financier. La Tunisie négocie toujours un prêt crucial de 1,9 milliard de dollars avec le FMI, suspendu depuis plus d’un an.
- Mobilisation interne : les collectifs civils refusent de se résigner. Ainsi, ils prévoient une marche silencieuse le 27 avril sur l’emblématique avenue Habib-Bourguiba, point névralgique des révolutions arabes et symbole de la liberté recouvrée en 2011.
À huit mois de l’élection présidentielle prévue en décembre, ce verdict laisse entrevoir un scrutin sans véritable concurrence ni débat démocratique. « Le message est d’une simplicité brutale : aucune voix critique ne sera tolérée ». Reste à savoir si la rue tunisienne, qui a déjà fait plier plus d’un régime, acceptera longtemps de se taire face à ce qu’un nombre croissant d’observateurs qualifient désormais ouvertement de restauration autoritaire.