AES vs CEDEAO : analyse de l’historien Dodzi Kossi Missihoun sur l’avenir des organisations ouest-africaines


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L'historien Dodzi Kossi Missihoun

Ce mercredi 5 mars 2025, à l’occasion d’une visite du Président ghanéen en Côte d’Ivoire, John Dramani Mahama et Alassane Ouattara se sont penchés sur la situation du Burkina Faso, du Mali et du Niger désormais réunis au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES), hors de la CEDEAO dont ils ont claqué la porte. Alassane Ouattara et son hôte ont appelé à un retour des trois pays sahéliens dans l’organisation sous-régionale. Quelles sont les chances de réussite d’un tel appel ? Afrik.com a recueilli l’analyse du Docteur Dodzi Kossi Missihoun, un historien béninois, spécialiste de la CEDEAO.

Afrik.com : « Nous vous faisons confiance, M. le Président, pour qu’à l’occasion de vos entretiens avec ces pays frères, vous puissiez les convaincre de rester dans la CEDEAO, car il y va de l’avenir des peuples de l’Afrique de l’Ouest », a déclaré Alassane Ouattara, en s’adressant à son homologue ghanéen, ce mercredi à Abidjan. Que vous inspirent ces propos du Président ivoirien ?

Docteur Dodzi Kossi Missihoun: Les propos du Président ivoirien sonnent comme un aveu d’impuissance face à l’incapacité des médiations successives de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest (CEDEAO) notamment celle du Sénégalais Bassirou Diomaye Faye à faire revenir les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) dans les rangs. Ces propos traduisent aussi l’embarras des principaux dirigeants de la CEDEAO sur la sortie des pays frères du Sahel de la Communauté, car elle constitue une grande perte économique, démographique et stratégique pour la CEDEAO, d’où leur difficulté à admettre ce départ malgré l’évidence. Mais, il fallait y penser plus tôt au début de la crise en prônant les voies du dialogue et de la négociation plutôt que la rhétorique de la répression et de l’imposition. Aujourd’hui les carottes sont cuites !

En répondant à son homologue, John Dramani Mahama a déclaré : « Il est toujours possible de ramener nos pays frères à la maison. Il vaut mieux être un groupe de quinze qu’un groupe de trois. Ce sont des pays qui comptent pour la sous-région ». Le chef de l’État ghanéen semble prendre son rôle au sérieux. Quelles sont ses chances de succès, selon vous ?

Docteur Dodzi Kossi Missihoun: Le Président ghanéen, John Dramani Mahama, affiche un optimisme exagéré en pensant que quelque chose soit encore possible. Les pays de l’AES n’ont pas perdu du temps pour marquer leur identité sur le plan international : drapeau, passeport, mutualisation des forces militaires, etc.. Les marges de manœuvre du Président ghanéen sont très réduites surtout que ces pays ont une idéologie politique et une conception des rapports internationaux à l’antipode de celles de la CEDEAO. Mais en diplomatie, sait-on jamais ! Pour notre part, les pays de la CEDEAO doivent cesser de pleurnicher sur le lait renversé et prendre la mesure des choses. L’AES fait désormais partie de l’aréopage des organisations sous-régionales en Afrique de l’ouest. Il faut en tenir compte de façon pragmatique pour envisager sereinement un meilleur avenir de collaboration entre les deux organisations.

Dans ce sens, les responsables de l’AES et de la CEDEAO doivent ouvrir un espace de dialogue et de coopération pour sauvegarder au profit des populations de l’Afrique de l’ouest l’essentiel des acquis de la CEDEAO en termes de constitution d’un marché commun ouest-africain ; la libre circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services ; la mise en place de grandes infrastructures de communication transrégionales ; le développement du commerce intrarégional ; le projet de mise en place d’une monnaie unique, etc.. Ce faisant, peut-être que demain, la convergence des intérêts et le retour de la sérénité au niveau de la sous-région peuvent permettre d’envisager une fusion. Dans le cas d’espèce, la situation pourra se transformer en une série d’opportunités à saisir par la CEDEAO pour faire avancer les questions sur lesquelles elle butait depuis des années.

Avec les avancées sensibles notées ces dernières semaines du côté de l’AES – vous avez rappelé la mise en circulation d’un passeport, le lancement du drapeau de la Confédération, etc.. –, pensez-vous le projet AES est viable à long terme ?

Docteur Dodzi Kossi Missihoun: En tant qu’historien, il est difficile de faire des paris sur le futur. Mais le recul historique nous permet de faire quelques observations :

  • La qualité des initiateurs de l’AES et leurs mobiles ne sont pas fondamentalement différents de ceux des initiateurs de la CEDEAO hier. Rappelons que la CEDEAO est mise en place en 1975 par des régimes militaires et des régimes forts notamment ceux du général Gnassingbé Eyadéma du Togo et de Yacoubou Gowon du Nigeria qui, au-delà des impératifs économiques et de développement de la sous-région, voulaient resserrer leur rang face à d’éventuelles remises en cause de leur pouvoir. C’est finalement le printemps démocratique des peuples africains des années 1990 qui a entraîné la mutation démocratique de la CEDEAO.
  • Il faut aussi avouer que c’est l’obligation au respect des textes dont la CEDEAO s’est librement dotée qui est fondamentalement à l’origine de la sécession des États de l’AES. Si les mêmes réflexes sont développés vis-à-vis des nouveaux textes dont se dotera l’AES, on peut craindre pour l’avenir de cette alliance. Les États africains doivent définitivement comprendre que la vie et le bon fonctionnement des organisations régionales et sous-régionales sont indissociables de la concession d’une partie de la souveraineté nationale ; autrement il serait parfaitement inutile d’en créer.
  • À supposer même que le contexte actuel favorise un décollage des pays de l’AES sur le plan du développement. Il est à craindre que ce soit un développement non durable, car le développement au pas de charge sans la prise en compte des intérêts des principaux groupes sociaux qui constituent l’État à travers une participation démocratique ne survit jamais à ses initiateurs. Le cas de la Libye est là pour nous l’enseigner ! Jadis enviée par les autres pays de l’Afrique notamment ceux de la partie subsaharienne du continent pour son développement spectaculaire sous l’ère Kadhafi, la Libye n’est aujourd’hui qu’un labyrinthe de chaos et de destruction. Tout simplement parce que l’homme fort qui impulsait le développement par sa seule volonté n’est plus. Il vaut mieux travailler pour la mise en place d’institutions fortes qui garantissent la pérennité du développement plutôt que d’être en permanence à la recherche d’un homme providentiel.
  • Si aujourd’hui l’enthousiasme de s’opposer aux intérêts des anciens colonisateurs, de promouvoir une certaine forme de panafricanisme et de lutter contre le péril terroriste fédèrent encore une grande partie des populations derrière les leaders de l’AES, à un moment donné de l’évolution de ces pays, la question cruciale de l’embrigadement des libertés fondamentales et démocratiques va refaire surface comme cela pointe déjà le nez au Mali. Et ce serait un nouveau départ pour un nouveau cycle d’instabilité ; d’où la nécessité d’anticiper sur cette évolution en favorisant des transitions démocratiques vers des régimes civils.
  • L’émergence de l’AES introduit en Afrique de l’ouest de nouveaux acteurs extérieurs : la Russie et l’Iran en plus des anciens qui tentent vaille que vaille de s’accrocher à savoir la France, les Etats-Unis et la Chine. Cette situation risque de transformer l’Afrique de l’ouest en un champ de compétition et de confrontation des intérêts stratégiques des puissances étrangères, ce qui n’est pas forcément favorable ni aux États de l’AES, ni à ceux de la CEDEAO.

Au finish, la fragmentation induite par la naissance de l’AES n’est pas un bon signe pour l’Afrique de l’ouest qui avait connu une certaine avancée en matière de mutualisation des efforts en faveur du développement sous la houlette de la CEDEAO (malgré ses insuffisances) comparativement à d’autres parties du continent.

Je rebondis sur l’une de vos affirmations. En parlant des questions de développement, vous avez fait observer que le progrès d’un pays lorsqu’il est porté par un seul homme, n’est pas durable. Et pour illustrer votre propos, vous avez évoqué l’exemple de la Libye de Kadhafi. Mais, on pourrait vous opposer l’exemple de Singapour sous Lee Kuan Yew. Que répondez-vous à cela ?

Docteur Dodzi Kossi Missihoun: Je pense que le cas de Singapour est un peu particulier même si quelque part il met un peu de bémol à mes propos. Cité-État insulaire de taille réduite avec une uniformité sociale et grand carrefour commercial des grandes nations d’Asie du sud-est ( Chine, Japon, Inde, Malaisie) et du monde ( Etats-Unis, Grande-Bretagne, pays de l’UE…), Singapour a bénéficié des facteurs qui ont facilité la tâche à Lee Kuan Yew, le père fondateur du Singapour moderne. Il avait l’habitude d’affirmer que : « Le développement économique doit précéder le développement démocratique ». Et c’est ce que ses successeurs, Gohan Chok Tong et Lee Hsien Loong (fils de Lee Kuan Yew) ont mis en application en s’ouvrant à une gestion politique et économique participative et démocratique pour favoriser la pérennisation des acquis de Lee Kuan Yew. Ceci a été possible grâce à la stabilité organisée autour du parti politique créé par le père fondateur, le PAP (People’s Action Parti). Cependant il faut noter trois petites choses :

  • les pays africains ont déjà connu des régimes forts et des régimes militaires entre 1960 et 1990 qui n’ont pas favorisé le take off, c’est-à-dire le décollage et qui ont été plutôt nocifs à plusieurs égards. Ce n’est donc pas une nouveauté en Afrique.
  • L’histoire de l’humanité nous enseigne que dans l’antiquité, les deux cités-États grecques, Sparte et Athènes, ont expérimenté deux régimes politiques différents : la dictature spartiate et la démocratie athénienne. C’est plutôt Athènes qui s’en est bien sortie avec un épanouissement social et économique de ses habitants. Il faut attendre le XVIIIème et surtout le XIXème et le XXème siècle pour voir un reflux démocratique en Europe et en Amérique après l’expérience des régimes monarchiques et impériaux qui ont partout été abandonnés. Même si la démocratie ne favorise pas automatiquement le développement, elle crée tout de même les conditions pour.
  • Le cas singapourien que vous avez évoqué est difficilement démultipliable à l’échelle de la planète. Les exemples africains post-indépendance sont là pour le confirmer. Peut-on en dire autant dans les pays où les principes démocratiques ont été effectivement mis en application ? J’en doute. Il faut donner une chance à la démocratie véritable en Afrique pour en évaluer les succès ou les échecs.

Revenons à la CEDEAO elle-même ? Comment voyez-vous le futur de cette organisation autrefois enviée ? Surtout avec le dernier acte de défiance du Président bissau-guinéen ?

Docteur Dodzi Kossi Missihoun: La CEDEAO est dans l’œil du cyclone, car la défiance des pays de l’AES a laissé une fragilité indélébile : désormais, tous les dirigeants des pays en difficulté avec la mise en application des principes démocratiques recommandés par les textes et les protocoles de l’organisation choisiront la défiance, conscients que la CEDEAO est déjà échaudée par le précédent AES et ne voudra plus connaître d’autres défections. C’est le cas de Umaro Sissoco Embaló de la Guinée-Bissau, un mauvais présage pour la Communauté. Comment faire pour sortir de là et redorer le blason de la CEDEAO ? Pour nous, c’est le principal défi actuel et futur de l’organisation et sa survie en dépend. Il faut pour cela :

  • Favoriser une convergence idéologique, politique, économique et sociale entre les pays de la CEDEAO, car c’est la base minimale sur laquelle peut fonctionner une organisation multilatérale comme la nôtre. Si l’application des principes démocratiques n’est pas perçue de la même manière, il va sans dire que des situations comme celle actuelle de la Guinée-Bissau soient récurrentes au sein de l’organisation.
  • Lutter contre les coups d’État constitutionnels qui sont autant condamnables que les coups d’État militaires. La démocratie meurt au sein de la CEDEAO faute de démocrates convaincus ! Les leaders de la sous-région exploitent les facilités qu’offre la démocratie pour accéder au pouvoir, et une fois au sommet, ils travaillent contre l’épanouissement démocratique afin de s’y maintenir. C’est dommage ! Ainsi, la CEDEAO peut envisager la mise en place d’une institution supranationale de gestion des élections avec l’accord et la bonne volonté des États membres afin de garantir la transparence et le respect des règles constitutionnelles en amont et en aval de chaque échéance électorale pour éviter que les joutes électorales ne se transforment en des périodes de crises institutionnelles, d’incertitudes et d’instabilité politique.
  • Garantir la mise en place d’institutions démocratiques au sein de la CEDEAO elle-même. Une institution comme le Parlement de la CEDEAO doit désormais voir ses députés être élus au suffrage universel dans chaque pays membre, et être doté d’un véritable pouvoir de législation et de contrôle des actions de l’exécutif qu’est la Commission de la CEDEAO. Ceci aura le mérite d’incruster dans le subconscient des populations de la sous-région cette double citoyenneté : la citoyenneté nationale et la citoyenneté communautaire afin de faire de la CEDEAO, une CEDEAO des peuples et d’expérimenter par la même occasion dans chaque territoire l’organisation des élections par la structure faîtière de la CEDEAO qui sera mise en place.
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Par Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
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