Ancien patron de la Direction technique nationale de la lutte au Sénégal, qu’il a quittée il y a quelques mois, Abdou Badji, qui a un capital expérience impressionnant et une connaissance parfaite de toutes les formes de lutte, accepte, pour Afrik.com, d’évoquer l’évolution et le développent de la discipline en Afrique.
Entretien
Afrik.com : Pourquoi les pays maghrébins ne pratiquent pas la lutte africaine ?
Abdou Badji : Ce n’est vraiment pas leur style. Les pays maghrébins sont plus versés dans la lutte gréco-romaine et la lutte libre. La seule fois que j’ai vu un pays maghrébin participer à la lutte africaine, c’était lors des Jeux de la Francophonie, en 2005, au Niger, avec les Marocains. Ces derniers ont eu à participer à deux reprises aux joutes en lutte africaine.
N’est-ce pas temps d’étendre l’organisation de ces tournois à d’autres pays africains ?
Abdou BadjiC’est un tournoi d’intégration qui a été mis en place par la volonté des chefs d’Etat. Il devait être alternatif en étant organisé à Niamey et à Dakar. Mais, il y avait eu une proposition d’organiser ledit tournoi à Abuja, comme troisième pays pour le recevoir. Le Mali a eu à organiser le tournoi de la zone 2. Et des jeunes comme Adama Diatta, Modou Anta, Edouard Sarr ont eu à participer à ces Jeux-là, d’où ils étaient rentrés avec six médailles. Les Sénégalais l’avaient brillamment remporté. Le Ghana a eu à organiser les Jeux de la CEDEAO, en lutte africaine. On l’a organisé à Abuja, en lutte africaine. On a une fois organisé un tournoi dit des quatre grands à Banjul, un tournoi qui avait regroupé la Gambie, le Sénégal, le Niger et le Nigeria.
Cela fait longtemps qu’on organise des tournois dits de la CEDEAO. Si vous aviez à faire une évaluation de ces rendez-vous qui ont lieu le plus souvent au Niger ou à Dakar, quelle serait-elle ?
Je dirais que ce tournoi a eu l’avantage de faire connaitre des pays qu’on ne soupçonnait pas comme étant des pays de lutte, notamment la Sierra Leone, le Liberia et autre. On a eu à découvrir un bon potentiel au Togo qui avait une équipe presque paramilitaire. N’eût été la pandémie, le tournoi aurait connu une plus grande expansion.
Est-il déjà arrivé qu’un athlète africain soit médaillé olympique en lutte ?
Si mes souvenirs sont exacts, il y a un Egyptien dont j’oublie le nom, Jaber je crois, qui a déjà eu une médaille olympique en gréco. Et un Nigérian du nom de Ighali, dans la catégorie des 69 kilos. A l’époque, il tirait pour le Canada. Il est rentré. Il est actuellement le président de la fédération de lutte olympique au Nigeria. Là-bas, ils ont fait ce que le Sénégal avait fait à l’époque, avec Abdoulaye Makhtar Diop. Il y a un président qui gère la lutte africaine et un autre qui gère la lutte olympique.
Pour développer la lutte olympique, quelle devrait être la politique au niveau des pays subsahariens ?
C’est simple. La lutte olympique se pratique d’abord sur un tapis de lutte. Or, un tapis de lutte ne coûte pas moins de huit millions. Aussi, une paire de chaussures de lutte olympique coûte, au bas mot, 60.000 francs. Un maillot aux normes vaut le même prix. Ici au Sénégal, nous avons acheté des chaussures que j’ai fait stocker. Pour les maillots, par contre, nous avons opté pour une solution locale. J’ai fait faire des maillots avec des tailleurs sénégalais auxquels j’ai montré l’échantillon. C’est avec ça que nous allons en compétition. Le premier handicap est donc d’ordre infrastructurel.
Au Sénégal, au moment où je vous parle, il n’y a qu’un tapis de lutte olympique, aux normes, au stade Léopold Senghor. Et un tapis à Ziguinchor. Celui du CNEPS est acquis grâce au centre international de lutte olympique. Deuxièmement, la lutte olympique n’est pas la lutte africaine. Elle demande énormément de sacrifices et d’abnégation. Il faut s’entrainer tous les jours, depuis le bas âge. Les Sénégalais qui ont eu à gagner des médailles, comme Ambroise Sarr, Amadou Katy Diop, Double Less ou Pape Diop Boston sont des lutteurs de la lutte traditionnelle sénégalaise, de la lutte avec frappe, qu’on a convertis en lutteurs olympiques. Mais ce ne sont pas des lutteurs qui ont fait exclusivement la lutte olympique depuis leur bas âge. La preuve, ils n’ont pas fait long feu.
Actuellement, vous avez des lutteurs qui ne font que la lutte olympique. Ce qu’on ne peut avoir au Sénégal où la lutte olympique ne nourrit pas son homme. L’exemple d’Isabelle Sambou et Adama Diatta, presque dix fois champions d’Afrique, est là. Isabelle a été 5ème mondiale aux Jeux olympiques de Londres en 2012, championne du monde en Beach Wrestling. Aujourd’hui, elle n’a même pas une cuillère. C’est des choses qui font que les jeunes sont plus versés dans la lutte avec frappe où ils gagnent au moins un petit cent mille francs.
Que faudrait-il faire pour que la lutte olympique se développe davantage en Afrique ?
Il faut des installations, mais aussi intéresser à la fois les athlètes et les entraineurs. Le bénévolat en sport doit disparaitre. Quand on n’est pas rémunéré, on ne peut consacrer son temps entièrement à la lutte olympique. Je suis professeur à l’INSEPS et au CNEPS où j’ai fait presque toute ma carrière. Chaque fois, il y a une dizaine d’optionnaires qui, à la fin, préfèrent aller dans le sport collectif. Aucun entraineur en lutte olympique ne reçoit un centime. Ce qui fait que c’est le parent pauvre de la lutte partout, aussi bien au Sénégal qu’ailleurs.
Au Niger, elle n’est pratiquement pas pratiquée. C’est la lutte africaine qui y est pratiquée. C’est la même chose dans les autres pays. Il n’y a qu’au Sénégal où vous avez des jeunes qui ne se concentrent qu’à la lutte olympique. Le Nigeria, qui a une fédération qui s’occupe de la lutte olympique, présente toujours des équipes masculines et féminines, en gréco et en lutte olympique. Il y a un peu le Cameroun où elle est plus ou moins développée. Le centre FILA qui était au CNEPS a gelé ses activités et les Marocains ont ouvert un autre centre à El Jadida. Le président de la CALA, qui se trouve être un Marocain, ne s’est jamais intéressé à la lutte africaine. Il n’y a jamais eu de formation depuis qu’il est là.
Des pays comme l’Afrique du Sud et la Namibie pratiquent aussi cette forme de lutte où ils mettent beaucoup de moyens. L’Afrique du Sud, c’est toujours une équipe complète en lutte libre, en gréco, en filles comme en garçons. Quand la fédération internationale, le CIO et la Confejes ont financé l’ouverture d’un centre au CNEPS (à Thiès, au Sénégal), les résultats ont suivi, aussi bien pour les Sénégalais que pour les Bissau-guinéens, les Ivoiriens, les Congolais, les Camerounais entre autres. Ils avaient parlé de geler les activités pour un moment. Mais il faut plutôt parler d’une délocalisation parce que le centre d’El Jadida regroupe les mêmes éléments qui étaient au CNEPS. C’est un centre FILA bis.
Comment devrait-on s’y prendre pour que les pays africains gagnent plus de médailles dans les compétitions internationales ?
Il faudrait que les décideurs eux-mêmes prennent sur eux de doter les différents pays en infrastructures de lutte olympique, notamment par l’ouverture de salles, la formation de cadres et par l’organisation de tournois aux niveaux national et sous régional, si bien du côté de l’Afrique de l’Ouest que du Maghreb. Les Maghrébins ont l’avantage sur nous parce qu’il y a tout le temps les Jeux du Maghreb. Ç’aurait pu être la même chose au niveau de nos pays anglophones où ils ont toujours les Jeux du Commonwealth. Voilà des opportunités pour lancer cette forme de lutte.