Le film Bamako sort ce mercredi dans les salles obscures françaises. L’œuvre est loin d’être une carte postale de la capitale malienne. Elle est le reflet d’une Afrique accusatrice qui s’en prend, sans se dédouaner, aux responsables de son drame dans un procès imaginaire. Le pari du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako est une vraie réussite. L’auteur a su être critique sans oublier de faire une véritable œuvre cinématographique. Afrik.com l’a rencontré.
« De l’idée à sa réalisation », Bamako aura pris trois ans pour mûrir et prendre corps dans l’esprit de son réalisateur et scénariste Abderrahmane Sissako. Une période nécessaire pour ce cinéaste mauritanien qui a grandi au Mali, le temps de retourner sur les lieux de son enfance pour se préparer et concevoir ce film coup de poing. Un procès de la société civile africaine contre la Banque mondiale et le Fonds monétaire international dans une cour commune où le couple formé par Melé (Aïssa Maïga) et Chaka (Tiécoura Traoré) se déchire. Les plans d’ajustement structurels, proposés aux pays africains comme les remèdes à tous leurs maux, ont fait de lui un chômeur incapable de conduire sa fille malade à l’hôpital. Bamako, un film qu’Abderrahmane Sissako porte avec toute la maturité que lui confère ses 45 printemps et ses 15 ans de carrière, sera diffusé en janvier prochain au Mali. En attendant, il lui vaut déjà des coups de fil réguliers émanant des organisations de Bretton Woods. La preuve que le récit d’une Afrique mourante qui dénonce ses fossoyeurs émeut… même ses bourreaux.
Afrik.com : Comment on en vient à réaliser un film comme Bamako avec un aussi fort part pris artistique, sur un sujet aussi engagé que les conséquences des plans d’ajustement structurels conseillés aux pays africains par la Banque Mondiale et le Fonds monétaire international ?
Abderrahmane Sissako : Quand on est Africain, on a le très fort sentiment, peut-être plus que d’autres, d’appartenir à un continent du fait de cette crise qu’il connaît depuis longtemps.
Quand on est en plus un cinéaste et qu’on est conscient que peu de films se font faute de moyens, on ressent comme une urgence lorsque dans, mon cas, l’entreprise est relativement aisée. Mes films ne sont pas très coûteux. Comme si on vivait un tournant, comme si la crise était à son paroxysme. Cette souffrance interpelle l’artiste que je suis et lui donne envie de jouer son rôle de messager. De faire part de ses opinions, qu’il n’est d’ailleurs pas le seul à partager. Cette cour ressemble à de nombreuses cours africaines où l’on discute de l’avenir de son pays et plus largement de celui de son continent. J’ai eu envie de rendre tout cela plus accessible, de donner la parole à ceux à qui on ne la donne pas très souvent et de valoriser leurs prises de position. Car l’Afrique est consciente de sa situation. Pour moi, il était très important que cette histoire soit racontée dans une forme narrative qui puisse constamment donner place à l’émotion, décaler le propos par moment, ne pas rester dans la parole afin que le spectateur puisse y croire. Que chaque personne qui entend cela puisse le digérer et en faire une force. C’est pourquoi, je quitte souvent la parole pour aller vers d’autres choses.
Afrik.com : Votre style narratif est en effet très original et prend des allures de petite révolution quand on le compare à ce que le cinéma ouest-africain nous a proposé récemment. Pensiez-vous que ce décalage donnerait plus de force à votre message ?
Abderrahmane Sissako : Il y a tellement peu de films qui se font qu’il n’est pas approprié d’être prompt à la critique. Moi, j’aime et je respecte cette diversité de ton. Chaque cinématographie a une place. Si l’on devait parler de l’originalité de l’œuvre, je dirai qu’elle est due à plusieurs raisons. Quand le sujet est un procès et qu’on sait que c’est un procès improbable, l’artiste que je suis cherche à se protéger dans sa démarche. La protection la plus forte a été de tourner dans la cour où j’ai grandi à Bamako. Là, je me sentais la force de parler. L’autre raison réside dans ce que l’Afrique est très peu filmée, cela confère une grande liberté dans la création et l’opportunité de prendre des risques. Un continent qui souffre mérite d’être raconté. Avec beaucoup de pudeur pour ne pas le réduire à cela, pour ne pas avoir un discours pessimiste. Je suis quelqu’un de très optimiste pour le continent, mais réaliste.
Afrik.com : Vous êtes un réalisateur très poétique, comme l’a démontré En attendant le bonheur primé à Cannes en 2003. Bamako marque-t-il un tournant dans votre filmographie ?
Abderrahmane Sissako : On peut dire qu’il est un tournant, mais je dirais plutôt que c’est une parenthèse, car ce sujet nécessitait d’être ainsi présenté. Ce qui, en réalité, n’est pas très loin de ce que je fais d’habitude. Même s’il y a des différences majeures. Le procès est un huis clos, contrairement à ce que j’ai l’habitude de faire. Il est aussi le lieu de la parole qui n’a pas cette place là dans mes œuvres précédentes. Cependant, tous mes films ont ce fond politique. Bamako est une parenthèse parce qu’aussi, mes autres fictions ont une très forte dimension biographique. C’était aussi une façon de se former. J’ai eu l’impression qu’avec En attendant le bonheur, j’avais fait le tour de la question et qu’il fallait quitter cela. On ne peut pas rester insensible, comme je le disais tantôt, à la souffrance de ce continent. Et puis chaque chose vient à point nommé. Je n’aurai pas pu faire ce film, il y a quelques années, non pas parce qu’on me l’interdisait, mais parce que je n’avais pas la maturité nécessaire en tant qu’auteur pour me lancer dans ce projet.
Afrik.com : Qu’espérez-vous de Bamako ?
Abderrahmane Sissako : J’espère plusieurs choses ou au moins deux choses. La première est qu’on ne considère plus l’Afrique comme un continent qui n’a pas conscience de sa situation. La seconde est de montrer que cette prise de conscience vient de l’intérieur, d’où le choix de faire de cette cour commune un tribunal. Pour moi, elle donne toute sa légitimité à ces paroles.
Afrik.com : Ces paroles, ce sont celles aussi des avocats de la défense, dont Aïssata Tall Sall qui est impressionnante dans ce rôle de composition. Comment avez-vous constitué ce casting ?
Abderrahmane Sissako : J’avais rencontré quelques années auparavant Me Aïssata Tall Sall, avocate de profession, qui a était à l’époque ministre de la Communication au Sénégal sous Abdou Diouf.. Je l’ai vue parler et je l’ai trouvée très belle. Six ans plus tard, quand j’ai voulu faire ce film, je suis allé vers elle, non seulement pour sa compétence et son éloquence, mais aussi parce que c’est une femme. C’était très important pour moi qu’il y ait une femme dans ce casting d’avocats. La rencontre avec les autres avocats est aussi le fruit du hasard. J’ai découvert le travail de Me William Bourdon par la presse et je me suis décidé en voyant sa tête. Il ne faut pas oublier que je fais de l’image. Me Rappaport m’a été conseillé par un producteur. J’ai ensuite réparti les rôles, il aurait pu se retrouver dans la défense. Me Konaté est un avocat malien, Me Savadogo est un ancien bâtonnier du barreau de Ouagadougou et le juge est un juge de la commune d’Hamdallaye (où a été tourné le film, ndlr).
Afrik.com : Il y a donc des vrais avocats d’un côté, de vrais représentants de la société civile dont fait partie l’ancienne ministre malien de la Culture, Aminata Traoré et présidente du Forum social malien. Et de l’autre, de vrais acteurs dont Danny Glover, que l’on voit dans l’intermède western spaghetti, qui est aussi co-producteur…
Abderrahmane Sissako : Il a été d’abord producteur. Quand il a lu le projet, il l’a trouvé « magnifique » et il a dit : « Je vais te donner un coup de pouce ». Il m’a proposé de jouer dans le film, un geste très fort qui n’étonne pas quand on sait l’activiste qu’il est. Entre-temps, j’avais écrit ce western où j’avais l’intention de faire jouer des amis et j’ai donc proposé un rôle à Danny qui l’a accepté.
Afrik.com : Pourquoi c’est si difficile selon vous de faire des films en Afrique ?
Abderrahmane Sissako : C’est plus un manque de vision politique qu’une question d’argent.
Afrik.com : Bamako a été présenté hors compétition au dernier festival de Cannes. Il semble qu’entre la Croisette et vous, c’est une grande histoire d’amour ?
Abderrahmane Sissako : Je voulais que le film ait une large visibilité et mon souhait a été exaucé.
Bamako d’Abderrahmane Sissako- Avec Aïssa Maïga et Tiécoura Traoré – Durée : 1h58