Abdelatif Benazzi a décidé samedi dernier de mettre un terme à une carrière sportive bien remplie. Premier capitaine nord-africain de l’équipe de France de rugby, l’enfant d’Oujda (Maroc) tire sa révérence après 15 ans de bons et loyaux services et 78 sélections au compteur. Il revient pour Afrik sur ses débuts et commente l’évolution du rugby depuis sa professionnalisation en 1995.
Abdelatif Benazzi raccroche les crampons. Le colosse marocain du rugby français a tiré sa révérence samedi dernier en Angleterre, à l’issue d’un match capital où il a assuré le maintien à son club des Saracens. Ultime frisson, ultime consécration de joueur, il est nommé homme du match et inscrit le seul essai de la partie.
Né à Oujda en 1968, Abdelatif Benazzi impose rapidement son mètre quatre-vingt dix-huit et son quintal sur les terrains chérifiens avant d’être repéré à 19 ans par un club français (Cahors). Puis par la grande équipe d’Agen. Il y restera 12 ans. Mais Abdelatif doit surtout sa notoriété à son parcours en équipe de France dont il sera capitaine pour la première fois en 1996. En 78 sélections, il aura connu trois Coupes du monde (1991, 1995 et 1999) et un grand chelem (1997). Le 3ième ligne centre n’a jamais oublié son Maroc natal. Décoré de la légion d’honneur en 2001 par le président Jacques Chirac, il revendique sa double culture. Il revient pour Afrik sur son parcours exemplaire.
Afrik : Le fait de choisir l’équipe de France au lieu du XV marocain vous a-t-il posé, à l’époque, un gros dilemme ?
Abdelatif Benazzi : J’avais 16 ans et demi quand nous sommes allés avec l’équipe du Maroc au tournoi de la Fira (Fédération internationale de rugby amateur, ndlr). J’avais déjà un physique hors norme par rapport à mes coéquipiers (1,98 kg pour 100 kg) et je faisais un peu la loi sur les terrains. Nous nous sommes pris un 80 à 0 contre l’équipe de France 3 et je suis rentré avec un nez cassé. J’ai vu des joueurs plus rapides, plus puissants. J’ai fait le choix de la France pour progresser, pour aller jusqu’au bout de mes rêves.
Afrik : Comment se sont déroulés vos débuts en France ?
Abdelatif Benazzi : Quand je suis arrivé à Agen en 1989, j’ai mis 6 mois pour gagner ma place dans l’équipe. Nous étions douze recrues, les onze autres ont fini par repartir. Dans une équipe déjà championne de France, où évoluaient onze internationaux, il était difficile de s’insérer dans un collectif bien rodé. Cela a été dur mais je me suis accroché.
Afrik : A votre arrivée en France, avez-vous été victime de racisme dans le milieu sportif ?
Abdelatif Benazzi : Quand je suis arrivé en France, le rugby n’était pas professionnel. C’était un sport très conservateur. J’ai subi une grosse pression pendant mes trois premières années. Des coup bas à l’entraînement, des insultes du genre » dégage sale arabe » dans les tribunes ou sur le terrain. A l’époque il n’y avait pas encore de caméras pour l’arbitrage, le jeu était très dur et pour certains joueurs cela faisait partie des tentatives de déstabilisation. C’était dur, surtout que j’étais seul en France. Mais j’étais tellement obnubilé par ma passion et il y avait tellement de belles choses à côté que tout ça n’avait pas d’importance.
Afrik : Quel accueil avez-vous reçu en équipe de France ?
Abdelatif Benazzi : Quand on arrive là, on est dans l’élite du rugby national (Abdelatif Benazzi a connu sa première sélection en équipe de France en juin 1988 contre l’Australie, ndlr). Il y a une ambiance exceptionnelle de fraternité. D’autant que nous sommes très soutenus par le public.
Afrik : Quel effet cela vous a fait de porter le brassard de capitaine pour la première fois ? Vous rendiez-vous compte du symbole de la situation ?
Abdelatif Benazzi : C’était en octobre 1996 contre l’Afrique du Sud. Il y avait beaucoup de blessés et cela faisait déjà 8 ans que j’étais en équipe de France. J’ai pris le brassard de Philippe Saint-André. Cela c’est fait naturellement. Sur le coup, je n’ai pas saisi toute la portée de ma nomination. Le journal L’Equipe avait titré » Capitaine Abdel « . C’est là que j’ai commencé à me rendre compte de la symbolique de la situation. Et puis toute une communauté s’est reconnue en moi, j’ai reçu beaucoup de courrier, j’ai été sollicité par beaucoup d’associations. L’année suivante, Jacques Chirac m’a nommé au Haut conseil à l’intégration (Abdelatif Benazzi a été décoré de la légion d’honneur en 2001, ndlr). Il y avait une sorte d’euphorie de la part du public et une dimension extra-sportive qui affectaient même ma concentration dans le jeu.
Afrik : Vous êtes à cheval entre deux cultures, française et marocaine. Comment définiriez-vous votre identité profonde ?
Abdelatif Benazzi : Je suis franco-marocain. Mon coeur bat pour les deux pays. Hassan II (l’ancien roi du Maroc, ndlr) disait que le Maroc est un arbre dont les racines sont en Afrique et les branches en Europe. Je me sens très bien avec cette double culture. Quand je jouais en France, et même jusqu’à présent, à chaque intersaison, je ne restais pas un jour de plus sur place et je filais directement au Maroc. J’avais besoin d’arroser mes racines pour revenir plus fort. J’y retourne pour faire le plein. J’y retrouve toute ma famille. Et quand on connaît l’importance de la famille chez nous…
Afrik : Vous êtes musulman pratiquant. Est-ce que ça vous a posé un problème d’intégration dans le milieu sportif ?
Abdelatif Benazzi : J’ai eu de la chance, le respect s’est imposé très vite. Je n’ai jamais affiché mes convictions religieuses, je n’en parlais pas sauf quand on abordait le sujet avec moi. Le fait que je ne boive pas d’alcool dans un milieu célèbre pour sa troisième mi-temps a très vite été accepté. D’ailleurs, on n’a pas besoin de boire pour pouvoir faire la fête.
Afrik : Comment faisiez-vous pour le ramadan ?
Abdelatif Benazzi : J’ai respecté un ramadan complet pendant ma première année en France. Je me suis un peu entêté et j’ai beaucoup souffert. J’ai fini avec une déchirure musculaire de 14 cm. C’est un métier très dur. Après ça, j’ai fait l’impasse sur le ramadan pendant la compétition. Je le repoussais pour le faire pendant mes périodes de repos.
Afrik : Vous avez été témoin de la professionnalisation du rugby. Qu’est-ce-qui a changé ?
Abdelatif Benazzi : Le rugby est devenu professionnel en 1995 (mais réellement en 1998). Le jeu est devenu plus rapide, plus spectaculaire, plus puissant. Les joueurs sont des machines physiques et jouent 11 mois sur 12. Le point négatif, c’est que les joueurs ne peuvent plus se ressourcer dans la vie sociale. Il y a maintenant plus de pression et ils doivent se concentrer sur la performance car c’est sur ça qu’ils seront jugés.
Afrik : Va-t-on vers un plus grand individualisme dans le rugby ?
Abdelatif Benazzi : Je ne crois pas. Car il y a toujours les valeurs de solidarité et de partage qui restent profondément ancrées dans le rugby. C’est un sport d’affrontement où vous avez besoin des autres pour exister. Si votre coéquipier ne réagit pas à la fraction de seconde, vous ne faites pas deux matchs avant d’être cassé dans le jeu. Et s’il y a des joueurs qui peuvent briller c’est grâce au travail de personnes qui bien souvent restent dans l’ombre, mais qui font un boulot énorme. C’est pourquoi les joueurs qui reçoivent une distinction personnelle ont l’habitude de la dédier au groupe.
Afrik : Votre retraite était-elle préméditée ou forcée ?
Abdelatif Benazzi : C’est une fin réfléchie, il faut bien s’arrêter un jour. Même si j’avais envie de participer à la Coupe du monde 2003. J’ai fait beaucoup de sacrifices en 15 ans de carrière. J’ai vécu ma passion à fond. Je vais maintenant me reposer. Et puis, au fur et à mesure, on découvre qu’il y a des choses plus importantes que le rugby. Mais je resterais bien évidemment dans le domaine du rugby. Les choses vont se préciser dans les prochains mois. J’ai également en projet la création d’un grand centre sportif pour les professionnels au Maroc.
Afrik : Quel regard jetez-vous sur l’équipe de France actuelle ?
Abdelatif Benazzi : C’est une équipe très douée. Au niveau des individualités, la France possède la meilleure équipe du Mondial. Mais j’ai des craintes au niveau du leadership de l’équipe. Il faudrait au collectif des joueurs avec du caractère pour mener les troupes.