L’une des personnalités les plus marquantes que j’ai fréquentées après Mai 68 est, sans conteste, l’historien Charles-André Julien (1891 – 1991), fondateur et doyen de l’université de Rabat après l’indépendance, auteur, dès 1931, d’une Histoire de L’Afrique du Nord qui dénonce les falsifications historiques du colonialisme. Charles-André Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, Des origines à 1930, réédition Payot & Rivages, 1994.
Charles-André Julien mérite un détour, une halte, une actualisation. Il consacre sa vie à démasquer les abominations de la politique coloniale. Il défend les maghrébins persécutés. Il engage une enquête sur la mort du tunisien Frahat Hached, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail, assassiné le 6 décembre 1952, à l’âge de trente huit ans, par l’organisation armée La Main rouge, agissant au service du gouvernement français. Charles-André Julien porte, avec une belle clairvoyance, des considérations sur le protectorat en Tunisie, adoptables pour le Maroc. « Je crains qu’on n’ignore trop en France la volonté grandissante d’émancipation des Tunisiens. La plupart de nos hommes politiques se dégagent difficilement des conceptions d’avant guerre, et ne se rendent pas compte que si les traités du Bardo et de la Macta conservent leur valeur juridique, ils sont politiquement dépassés. Au contraire des coloniaux anglais, les français ont la superstition des parchemins, qui finissent par dresser un écran entre les réalités et eux. Durant plus d’un demi-siècle, ils ont considéré la formule du protectorat comme une panacée, quitte à pratiquer l’administration directe à la faveur de la fiction de la protection. Aujourd’hui, tout le monde constate le porte-à-faux, mais on s’y résigne par peur des décisions audacieuses. Or, il est absurde de penser que des textes imposés il y a soixante-dix ans, puissent conserver leur efficacité au lendemain d’une guerre qui a exalté le nationalisme des peuples musulmans. Je crains que l’histoire de nos relations d’après guerre avec les pays d’outre-mer ne soit celle des occasions manquées » (Charles-André Julien, Lettre ouverte, publiée par le journal Le Monde du 19 avril 1950). Les gouvernements français ne se sont jamais départis de leur esprit protectoral comme l’illustrent actuellement les tensions diplomatiques entretenues le gouvernement français à l’encontre des marocains.
Charles-André Julien, mort centenaire, me reçoit pendant vingt ans comme un membre de la famille. Je découvre, un jour, dans son immense bibliothèque un ouvrage amphigourique, Le Dictionnaire des Autorités d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti, traduit, ou plutôt transposition par l’historien médiéviste, orientaliste arabisant et hébraïsant, Georges Vajda (1908 – 1981), éditions du CNRS, 1962. Je garde le livre comme un legs précieux et le souvenir ému de la bibliothèque labyrinthique dont Charles-André Julien a fait don, en 1986, au Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie. Le principal manuscrit du Dictionnaire des Autorités, intitulé Mougam As Souyouh, est conservé à la Bibliothèque de la Grande Mosquée de Tunis. Il s’agit, en fait, d’un répertoire de noms accompagnés de dates de naissance et de décès. Une petite notice biographique nous apprend qu’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti est un savant égyptien, né à Damiette en 1217, mort en 1306. Il voyage à travers le monde islamique pendant une quarantaine d’années avant de se retirer en 1267, à cause probablement de l’invasion mongole, au Caire où Il accorde des audiences qu’il consigne soigneusement. Ses visiteurs, entre douze cent cinquante et treize cents, viennent de tous les horizons sociaux, culturels, géographiques. La vie somme toute paisible d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti s’inscrit donc dans une longue tradition de transmission du savoir littéraire et théologique comme les maqamât.
Mais, comment le nom d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti s’est-il introduit dans la mythologie marocaine jusqu’à occuper un statut particulier dans le langage populaire ? Ne dit-on pas d’un lettré aux apparences lunatiques : « Il a lu Ad-Damiyâti, il en est devenu fou » ? Cette corrélation entre le savoir et la folie dans la perception populaire demande des éclaircissements. Au départ, Il existe une distinction entre le fou social, inadapté mental, et le savant fou. Le fou social n’est pas rejeté dans la société maghrébine. Il est intégré comme personnage extra-ordinaire analyseur, révélateur des comportements ordinaires, normalisés. Son délire est compris comme la voix de la vérité, qui habite son corps et se dit par sa bouche. Sa conscience ne lui appartient plus. Son corps est en dérive, mais sa parole est sacrée. Il est considéré comme irresponsable dans le sens où il n’encourt aucune sorte de punition, surtout pas l’internement, car la voix de la vérité ne souffre pas l’enfermement. Son destin est l’errance et sa malédiction l’Immortalité.
Le savant fou, en revanche, n’a pas été violé par la voix de la vérité, mais est parti à sa conquête, en pleine connaissance de cause. Il a lance un défi et la voix de la vérité répond à ce défi en l’aveuglant par le peu de vérité qu’elle lui dévoile. Ainsi son errance n’est qu’un égarement. Ebloui par une lumière qui le capte, l’emprisonne dans son rayonnement, le voila comme une mouche prise dans une toile d’araignée. La superstition populaire au Maghreb a souvent assimilé la quête du savoir scientifique à une tentative de pénétration de la Vérité de Dieu. Nourri par le maraboutisme, l’imaginaire populaire se représente le savant comme un fou, c’est à dire un naufragé dans l’immensité divine. La fabulation collective assume des fonctions sociales que la science ne peut prendre en charge.
Mais, pourquoi avoir identifié cet état particulier de la folie, la folie du savoir, au nom d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti ? A tel point que cette identification est devenue une maxime dans le langage populaire, une explication absolue que le fantôme d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti hante et protège. Au-delà d’un certain seuil du savoir, on entre dans le domaine interdit d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti. Ce genre de maxime a, par ailleurs, une charge symbolique tempérée par une sorte d’indulgence affective. L’ombre du diable est absente alors que, quand il s’agit d’un savant occidental, on n’hésite pas à dire que sa virtuosité, son pouvoir scientifique ne sont possibles que parce que le diable guide sa main. Le diable est toujours un étranger.
Comment expliquer la célébrité du nom d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti chez un peuple qui ignore tout de la personnalité de cet obscur savant égyptien du XIIIe siècle ? Comment ce nom a-t-il été véhiculé à travers les siècles en n’utilisant que la transmission orale ? Certes, beaucoup de voyageurs maghrébins ont été reçus par Abdel-Moumen Ad-Damiyâti au XIIIème siècle, mais il n’en reste aucune trace écrite. A force de recherches, on découvre un ouvrage référencé Ar 2283 fol 71 74 à la Bibliothèque Nationale de Paris, un butin colonial, sous le titre Ar Rihla al-Maghribiyya, La Pérégrination maghrébine, signé par Mohammed Abdari, un pèlerin hébergé et soigné par Abdel-Moumen Ad-Damiyâti à la médersa Zahiriyya du Caire.
Abdel-Moumen Ad-Damiyâti figure les deux facettes du mythe. Il est la tête et la queue du mystère sans qu’on puisse saisir la substantialité de son corps, son existence historique. Il est une référence des marabouts, un code d’initiation en leur sein, une source de crainte diffuse pour le marocain illettré qui, en entendant prononcer son nom, crache symboliquement dans sa poitrine en signe d’exorcisme. Dans mon enfance, on me raconte que seuls les oulamas berbères de la vallée de Sous détiennent les clefs d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti, et qu’eux seuls ont le pouvoir magique de manipuler ses secrets sans s’attirer la foudre. Ces oulamas constituent l’exception qui confirme la règle. Ils sont épargnés par la folie qui s’abat sur quiconque fait commerce avec l’esprit d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti. Or, ces oulamas du Sous sont renommés pour dans la recherche des trésors. Ils détiennent une sorte de monopole dans la prospection des richesses anciennes enfouies sous le sol qu’ils mettent à jour au prix d’un rituel complexe. C’est éventuellement là que peut s’éclairer le lien entre le Dictionnaire des Autorités d’ Abdel-Moumen Ad-Damiyâti et la mythologie populaire qui le sacralisé. J’émets l’hypothèse suivante : 1) Abdel-Moumen Ad-Damiyâti est un savant qui voyage beaucoup, collecte traditions littéraires et témoignages, reçoit en audience des personnalités diverses, des notables, mais aussi des inconnus. 2) Le Maghreb du XIIIème siècle est constamment déchiré par des guerres tribales. Ces guerres mineures ont donc échappé en grande partie aux chroniqueurs. 3) Abdel-Moumen Ad-Damiyâti voit beaucoup d’anonymes, riches marchands, voyageurs ayant enterré leurs biens avant leur départ et désirant se fier à une personnalité de confiance. La crédibilité d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti en fait un confident privilégié. Il est ainsi une source rare et fiable d’information pour les prospecteurs de trésors qui, en établissant des recoupements, peuvent déterminer la probabilité d’existence d’un trésor dans un lieu donné.
Le mythe persistant d’Abdel-Moumen Ad-Damiyâti peut découler du fait que son nom est associé aux rites accompagnant la découverte d’un trésor. La transmission orale de ce mythe est une consécration de son oeuvre dans la mesure où il a passé sa vie à collecter les éléments de cette culture populaire à sa source non-écrite. Contraste saisissant avec la pensée historiciste d’un Ibn Khaldoun, intéressé par la marche globale de la société islamique, l’évènement particulier n’intervenant dans son analyse qu’en tant qu’indicateur ou de symptôme. Abdel-Moumen Ad-Damiyâti est finalement une sorte de notaire scrupuleux, évitant toute extrapolation, ayant le souci de l’exactitude. De ce point de vue, on peut considérer qu’une grande partie de l’histoire sociale du Maghreb reste à écrire, que des sources existent depuis des siècles dans les petites zaouias, que ces matériaux ont jusqu’à présent échappé à la vigilance des historiens.
La mythologie populaire fait partie intégrante du patrimoine culturel. ElIe n’est pas une couche élimée par l’érosion, ni un ensemble de survivances en voie de disparition. Elle est, au contraire, un régulateur actif des rapports sociaux et devrait être pensée comme telle. En créant les conditions d’une concentration plus grande de la population et d’un brassage des cultures initiatiques de provenances diverses, l’urbanisation accélérée a donné une autre ampleur à cette face cachée de la culture maghrébine à laquelle les paysans prolétarisés ont recours pour contrecarrer leurs difficultés d’adaptation à des modes de vie imposés.