L’immigration, les banlieues, les présidentielles… Abd Al Malik, rappeur, leader du groupe NAP (New African Poets), a bien voulu répondre aux questions d’Afrik.com. Auteur de l’album Gibraltar (Universal, 2006), l’artiste français d’origine congolaise, a récemment remporté la cinquième édition du prix Constantin. Il sera en tournée dans toute la France à partir du mois de février. Interview.
Abd Al Malik, rappeur dont les parents sont natifs du Congo-Brazzaville, est l’auteur de Gibraltar, sorti en juin 2006 en France chez Universal. Membre du groupe NAP (New African Poets), Régis, de son prénom de baptême chrétien, innove avec ce deuxième album solo, en mélangeant rap, poésie, chanson française, slam et jazz. Conscient de son statut d’artiste engagé, cet ancien délinquant des banlieues strasbourgeoises converti au soufisme, – courant mystique de l’islam – , prône dans ses textes ce qu’il appelle le « vivre ensemble », à savoir le dialogue, l’écoute, et la sagesse. Ainsi, cette phrase extraite d’un des morceaux de l’album, Soldat de plomb : « Vive la France arc-en-ciel, unie, débarrassée de toutes ses peurs », est devenue pour lui presque un slogan. Elevé avec ses 6 frères et soeurs par une mère célibataire, Abd Al Malik a vécu pendant quelques années comme un schizophrène, partagé entre sa vie de « petit dealer » et celle d’un élève brillant. En 2004, il sort son premier album solo, Le face à face des coeurs, ainsi qu’un ouvrage autobiographique sur sa quête spirituelle, Qu’Allah bénisse la France (Albin Michel). Il vient de recevoir pour Gibraltar, le prix Constantin récompensant les nouveaux artistes qui ont marqué l’année par leur « talent et leur originalité ». Le rappeur qui sera en tournée dans toute la France à partir de février 2007, a répondu aux questions d’Afrik.com.
Afrik.com : Pourquoi avoir choisi le titre « Gibraltar » ?
Abd Al Malik : Pour plein de raisons. D’abord d’un point de vue de l’image, la métaphore me semblait nécessaire pour parler du lien entre les êtres humains, entre les cultures, les générations, mais aussi les milieux sociaux. Il me parait important que nous sortions de nos divisions, de nos limites, limitations somme toutes artificielles. Ce qui m’intéressait aussi, c’était de dire que le Nord regarde le Sud avec une certaine condescendance, et que le Sud perçoit le Nord comme un eldorado, en oubliant que nous sommes tous des êtres humains qui rêvent, pour certains de l’épanouissement, d’avoir une famille, de vivre une vie de façon tout à fait décente. Souvent au Nord on oublie ça et au Sud, ils pensent qu’ici c’est l’endroit où tout est possible, ce qui n’est pas nécessairement vrai non plus. Le Nord oublie la responsabilité qu’il a, celle d’aider le Sud, où les gens désespérés sont dans une vision de « l’à tout prix ». Alors qu’en réalité, il suffirait juste qu’ils comprennent qu’on peut faire des choses tous ensemble tout en restant là-bas. Hors le fait qu’il n’ y ait pas cette coopération entre le Nord et le Sud, des familles entières se déciment, des gens sont prêts à tout pour venir ici. Je voulais parler de tout ça et de cette notion de lien qui peut être aussi un point de rupture. Si loin et si proche à la fois. Je voulais aussi parler de la réalité, ici. C’est donc pour toutes ces raisons que j’ai appelé cet album Gibraltar.
Afrik.com : Comment le Nord devrait aider le Sud?
Abd Al Malik : En comprenant d’abord que la diversité aujourd’hui pour le Nord, l’Occident, n’est pas une tare mais plutôt un cadeau, une chance. On se retrouve ici avec des gens qui sont français parce qu’ils ont vécu dans ce pays, parce qu’ils l’aiment et qu’ils ne connaissent que celui-là. Mais en même temps leurs racines sont au Sud, l’Afrique noire, le Maghreb… Il y a donc un rapport de l’affectif qui fait que si nous, dont les parents sont originaires du Sud, nous pouvons avoir des fonctions clés que ce soit en politique, dans le journalisme. Nous pourrions alors travailler ensemble, réfléchir ensemble à ce que nous pourrons faire concrètement pour faire évoluer les choses parce qu’il y aura un affect fort. N’oublions pas que si nous voulons que les choses avancent au Sud, il faut qu’il y ait avant tout une volonté politique, et que cette volonté politique doit partir d’ici. Si par exemple demain, on a des politiciens dont les parents sont originaires d’Afrique, du Congo, du Sénégal, du Maroc, de l’Algérie et autres, forcément il y aura cette envie de faire évoluer les choses dans ces pays. C’est dans ce sens je pense que les choses devraient avancer. Evidement, aujourd’hui nous sommes dans une société de l’immédiateté, de la « news », où les choses vont vite. Or, cette évolution dont je viens de parler ne pourra se faire que sur du long terme. Et puis n’oublions pas qu’à l’échelle de l’humanité, dix ou quinze ans, c’est rien du tout.
Afrik.com : Toujours sur ce thème des rapports Nord-sud, que pensez-vous de la politique d’immigration mise en place par le Ministre français de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy et du fait qu’il ait décidé d’en faire le thème principal de sa campagne pour les Présidentiels de 2007 ?
Abd Al Malik : Personnellement, je ne suis pas un politique, si je m’exprime c’est en tant que citoyen. Je pense que l’homme politique doit surtout travailler au « vivre ensemble » et au fait de donner la possibilité d’avoir des liens particuliers avec les pays que la France a colonisé. Elle a donc comme je viens de le dire, la responsabilité d’aider ces pays qui vivent des difficultés afin qu’ils puissent aller mieux, mais toujours avec des actions où on respecte l’autre en tant qu’individu ou être humain. Il ne s’agit pas seulement d’aller piocher des gens et de jouer avec leur vie sous les prétextes de l’appât du gain et d’une soi-disant chance qu’on donnerait aux autres. C’est important de respecter les autres, qu’on soit politicien ou non.
Afrik.com : En parlant des fonctions clés que les jeunes dont les parents sont originaires du Sud pourraient occuper à long terme avec un peu de patience, vous abordez ainsi en filigrane la question de la discrimination. Or on s’aperçoit que depuis des années rien n’a véritablement changé pour ces jeunes, mêmes diplômés…
Abd Al Malik : Oui et non parce que si on prend par exemple ce qui s’est passé dans les banlieues en novembre 2005, on se dit que si les choses ne changent pas, cette fois il pourrait réellement y avoir une guerre civile en France. Si les politiques ne prennent pas la mesure de ce qui est en train de se passer, de ce mouvement sociétal, ils verront que la dernière fois, ce n’était rien. Parce qu’il y aura des personnes comme vous, comme moi, qui, outrées, seront prêtes à sortir dans les rues. Et c’est là qu’il y aura un véritable problème, parce qu’à l’automne 2005 il s’agissait surtout d’enfants. Mais si demain des personnes sensées et posées en temps normal se disent qu’on ne pourra faire avancer les choses que par la violence, – parce qu’il ne faut pas oublier que nous sommes dans le pays de la Révolution française -, ça pourrait être très grave. Je pense donc qu’aujourd’hui la situation est différente de l’époque où nous étions jeunes. Maintenant, on a affaire à des jeunes qui ne connaissent pas leur pays d’origine, même s’ils sont noirs ou originaires du Maghreb, ils ne connaissent que le mode de fonctionnement de ce pays, et si les choses ne bougent pas, ça peut vraiment être très grave. J’espère que les politiques vont prendre la mesure de cette situation.
Afrik.com : Beaucoup d’artistes, notamment des rappeurs, ont appellé les jeunes de cité à aller s’inscrire sur les listes électorales. Vous inscrivez-vous dans cette vague ? Pensez-vous que la révolution dont vous parliez pourrait justement se faire par le vote ?
Abd Al Malik : Effectivement, je suis de ceux-là mais j’insiste sur le fait que voter ne signifie pas détruire, mais plutôt construire. C’est-à-dire qu’à partir du moment où on part voter en se disant « je vais tous les niquer », il y a un problème. Je suis d’accord pour dire que c’est important de voter à condition de bien comprendre que voter est un acte positif. Je pense donc qu’il est important de leur expliquer avant tout ce que voter signifie dans nos institutions, leur expliquer les notions de démocratie, de laïcité et les notions républicaines…Qu’est ce que voter implique, comment fonctionne nos institutions d’un point de vue ministériel, régional…Il faut leur expliquer les choses. Dire à ces jeunes « allez voter » juste pour aller voter, ne me semble pas judicieux.
Afrik.com : Comment leur expliquer alors ? Faut-il, par exemple, renforcer l’enseignement de l’éducation civique à l’école ?
Abd Al Malik : Bien sûr, il faut renforcer cela, il y a beaucoup d’autres choses à faire. Il faut expliquer partout ce qu’est vraiment le civisme. On peut le faire à l’école, au sein de différentes associations… Mais il faut qu’il y ait véritablement une campagne pédagogique pour expliquer tout ça.
Afrik.com : Il y a également la question des candidats. Parmi les candidats qui se sont déclarés jusqu’à présent pour les Présidentielles de 2007, en existe-il un selon vous qui puisse réellement représenter les intérêts des jeunes de cité ?
Abd Al Malik : Nous verrons. Ce qui est sûr, c’est que les jeux ne sont pas encore faits. Personnellement, je ne suis pas un politique, je suis un artiste, je ne suis ni de Gauche ni de Droite. Je suis avec toutes les femmes et les hommes de bonne volonté, ceux qui voudront faire avancer les choses. Je suis avec ceux qui voudront relever, à l’ère de la mondialisation, le défi le plus important de notre époque : celui qui se pose aujourd’hui en France, à savoir le défi du « vivre ensemble ». Comment faire pour que nous puissions tous vivre ensemble en harmonie, en paix et que nous puissions construire ensemble ? C’est ce qui me semble le plus important. Après, le reste, nous verrons ce que chaque candidat propose, et nous essayerons ensuite d’aller voter pour ceux qui seront au plus près dans cette démarche-là.
Afrik.com : Vous qui prônez l’idée du « vivre ensemble », que pensez-vous en tant que noir et musulman de France, de cette sorte d’islamophobie et de la libéralisation de la parole raciste actuellement en vogue dans ce pays, notamment chez les personnages publics ? Le dernier en date étant Pascal Sevran…
Abd Al Malik : Pour moi ces gens-là sont d’une autre époque, il faut regarder leur âge, ce sont des gens qui ne se rendent pas compte que la France d’aujourd’hui n’est plus la même que celle d’hier, comme le monde d’aujourd’hui n’est plus le même que celui d’hier. J’ai du respect pour ces gens en tant qu’êtres humains, y compris Pascal Sevran, mais je pense qu’ils sont dépassés. Aujourd’hui, il faut comprendre que la France est arc-en-ciel. Et il faut réussir à faire en sorte que cette vision arc-en-ciel se fasse dans l’harmonie. Si on ne fait pas ce qu’il faut pour que les gens puissent vivre ensemble en harmonie, on va créer du communautarisme et des personnes qui vont se battre les unes contre les autres au lieu de construire ensemble. Donc, selon moi, les paroles de ces gens d’une autre époque sont dépassées, leur discours est celui d’un autre temps. Lorsque je les écoute, je ne suis pas touché, parce que je considère qu’ils n’ont plus d’impact. On les écoute parce que nous sommes dans une société du sensationnel, de la « news » et de la provocation mais sinon ils n’ont aucun impact.
Afrik.com : On voit souvent les artistes, notamment les rappeurs, s’exprimer sur des sujets politiques ou d’actualité. Pensez-vous qu’un artiste se doit toujours d’avoir un discours politisé ou engagé ?
Abd Al Malik : Parler d’artiste engagé est un pléonasme car, selon moi, un artiste est toujours engagé. Même un chanteur de charme est engagé parce que nous sommes mis en lumière, on nous pose des questions et les gens peuvent se référer à cela et se construire au travers de nos réponses. Donc l’engagement est fatalement lié à la notion d’artiste. Celui que je considère comme l’artiste par excellence, c’est Socrate car il ne donne pas de réponses, il pose des questions. Le plus important selon moi est donc de comprendre que les réponses sont en chacun de nous et que, nous, les artistes, nous ne sommes pas là pour donner des réponses mais pour poser des questions. Cela ne veut cependant pas dire que nous ne devons pas être responsables, que nous devons vivre hors du monde ou de la société. Par exemple, quelqu’un comme Albert Camus, à la fois il avait une démarche esthétique, littéraire, philosophique mais en même temps, il dénonçait la façon dont étaient traités les musulmans en Algérie, idem pour Sartre qui allait battre le pavé avec les ouvriers. En bref, notre statut d’artiste n’enlève pas le fait que nous sommes aussi des citoyens comme peuvent l’être par exemple un boucher, un facteur et même celui qui n’a pas de travail.
Afrik.com : A l’exception près que les propos d’un artiste ont plus de poids que celui d’un boucher …
Abd Al Malik : Bien évidemment, parce qu’il est mis en lumière par les médias qui retransmettent son discours qui sera ensuite écouté par des milliers de gens. C’est pour cette raison qu’il est important de prendre conscience de la responsabilité que nous avons en tant qu’artiste. Mais à chacun sa pierre, grosse ou petite, c’est ce qui va nous permettre à terme de construire l’édifice qui va nous protéger des intempéries et du mauvais temps.
Afrik : Pour en revenir à l’album, lorsqu’on écoute les paroles, on devine un véritable travail d’écriture derrière. Les textes sont structurés sous forme de scénario avec des intrigues… Etait-ce volontaire ?
Abd Al Malik : Complètement. Je suis un fou de littérature. J’apprécie énormément des auteurs comme Raymond Carver. Je voulais vraiment écrire ce disque comme un livre, qu’il soit comme une sorte de recueil de nouvelles avec des petites histoires. C’est ce qui m’intéressait véritablement. Il y avait donc effectivement cette velléité littéraire car cette écriture m’intéresse beaucoup.
Afrik.com : D’où vous vient justement ce goût pour la littérature ?
Abd Al Malik : J’ai eu cette chance d’être tombé amoureux des livres très tôt, très jeune. Les livres m’ont sauvé la vie d’une certaine manière, ils m’ont permis de transcender ma condition et de comprendre que l’humanité ne s’arrêtait pas aux frontières de ma cité. Ils m’ont également permis de connaître l’histoire de mes ancêtres. J’ai ainsi pu lire Cheikh Anta Diop, René Maran, Césaire, Senghor mais aussi des philosophes antiques tels qu’Epictèque, Senèque, des philosophes de la déconstruction comme Foucault, Deleuze, Derrida ou encore des auteurs comme Camus, Sartre, Carver…Ce sont des lectures qui m’ont porté et aidé.
Afrik.com : Vous êtes vous-même auteur d’un livre autobiographique sorti en 2004, Qu’Allah bénisse la France. Avez-vous d’autres projets d’écriture ?
Abd Al Malik : Je vais effectivement sortir un livre prochainement qui va s’intituler Le livre rouge du rap où je parle du rap en tant que musique et du hip hop en tant que culture. C’est entre le roman et l’essai.
Afrik.com : A propos du hip hop comme culture, on a vu apparaître ces derniers temps en France l’émergence du slam. Comment expliquez selon vous, l’engouement du public et des médias pour le slam?
Abd Al Malik : Personnellement, je suis avant tout un rappeur, j’ai utilisé dans mon album le slam comme j’ai utilisé la chanson ou le jazz mais je suis rappeur. S’il y a cet engouement autour du slam, c’est parce que cela correspond à un besoin aujourd’hui. On parlait tout à l’heure du fait que nous vivons dans une société de l’immédiateté, de la « news », je pense qu’aujourd’hui les gens ont envie de s’arrêter, d’écouter, vraiment. Avec le slam le verbe est remis en avant, on est devant les mots. Il permet de s’exprimer. Je pense que les gens ont vraiment besoin de s’écouter, de parler et de se dire les choses. Mais encore une fois, je ne suis pas un slammeur, mais plutôt un rappeur. Ma culture c’est celle du hip hop et ma musique c’est le rap. Je suis un MC et un MC est capable de slammer, de freestyler, de rapper… Et c’est ce qui m’intéresse.
Afrik.com : Cet album mélange fiction et autobiographie…
Abd Al Malik : C’est un album totalement autobiographique même si dans un morceau comme « Saigne », histoire d’une bavure policière qui a vraiment eu lieu, je mets des éléments fictionnels. Comme fatalement je ne pouvais pas savoir ce que pensaient le policier et mon ami décédé ou encore le garagiste qu’il a vu juste avant de mourir, j’ai du faire travailler mon imagination. Mais à la base, il s’agit bien d’une histoire vraie.
Commander l’album : Abd Al Malik, Gibraltar, Universal, 2006