Abadjan slam, une poésie sous tension


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Carte de la Côte d'Ivoire (moitié sud)
Carte de la Côte d'Ivoire (moitié sud)

Leurs mots se font l’écho des quartiers populaires d’Abidjan et leurs chorégraphies nous plongent dans l’univers de la rue. Les slameurs de la compagnie Vogo Soutra ont créé la surprise à l’occasion du festival « Débits de paroles », qui s’est tenu à Paris du 4 au 22 mars. La tournée des cafés parisiens s’est achevée dans un bar du 11ème arrondissement où nous les avons retrouvés, parmi les conteurs, rappeurs, comédiens et poètes venus des quatre coins de l’Afrique pour cette célébration de la parole.

« Théâtre urbain pluridisciplinaire », c’est ainsi que les membres de « Vogo Soutra » (les vagabonds sauvés) définissent leur démarche artistique. Ils tchatchent en nouchi, l’argot des jeunes abidjanais, déclament des textes amers en français, et élaborent une gestuelle inspirée des arts martiaux, prompte à l’attaque et à la danse. L’ensemble décline des scènes de rue, au rythme des murmures, des chants, et des cris guerriers. C’est en 1996 que cette petite troupe s’improvise porte-drapeau de la jeunesse « urbaine » abidjanaise. Ahmed, Boubacar et Malick rappaient de leur côté, Ibrahim et son grand frère Koko avaient amorcé un travail sur le nouchi. Ils se croisaient chaque jour dans les rues chaudes d’Abobo (banlieue du nord d’Abidjan), et c’est finalement sous la férule du metteur en scène Binda Ngazolo qu’ils ont concentré leurs vagabondages. Leurs objectifs : représenter la face cachée et légitimer une expression urbaine jusqu’alors assimilée à la délinquance. Interview « groupée »…

Afrik : A quoi répondait ce besoin de représenter les « jeunes urbains »?

Abadjan slam : Abidjan a longtemps été un lieu de brassage où l’on croisait toutes les nationalités, de l’Afrique à l’Occident. D’ailleurs, à un moment, on l’appelait « little Manhattan » pour décrire ce melting-pot. L’imaginaire des jeunes abidjanais se nourrit de ce qui se passe à l’extérieur, ils reçoivent tout : le gangsta rap, les rappeurs français, -il y a pas mal de rappeurs en Côte-d’Ivoire même si le système fait qu’ils ne peuvent pas s’exprimer-, mais nous on voulait revendiquer cette culture urbaine, cette chose qui vient de chez nous. On voulait aussi montrer que la rue peut dégager de la poésie. Et ce qu’on a apporté au rap, c’est un langage, le nouchi, que tous les jeunes comprennent, et une gestuelle, des chorégraphies…

Afrik : Ce n’était plus vraiment du rap alors ?

Abadjan slam : C’était toujours du rap, mais qu’on voulait embellir, histoire de faire vivre notre quotidien à travers notre danse. En fait, on a plusieurs disciplines au sein de Vogo Soutra : on est conteurs urbains, on fait du théâtre, du rap, du slam, de la peinture, de la danse…

Afrik : Les jeunes connaissent tous le zigueyi, cette danse voisine des arts martiaux ?

Abadjan slam : Le zigueyi existe depuis un moment. Cette danse fait partie du même mouvement que le nouchi et on la retrouve dans les quartiers populaires. Et puis Abidjan, c’est aussi une jungle urbaine, où la pratique des arts martiaux est assez répandue. Nous on n’a fait que déplacer les pas, au lieu d’un tatami on les a mis sur scène pour pouvoir danser. En tant que groupe urbain on ne voulait pas d’autre moyen d’expression que celui-là, inspiré de l’art martial, car le rap c’est verbal mais c’est aussi martial, c’est quelque chose qui vient du ghetto, c’est fort…

Afrik : Abadjan slam est plus du ressort de la poésie parlée, héritée du mouvement slam né aux Etats-unis dans les années 80, que du rap. Vous vous revendiquez slameurs?

Abadjan slam : Bien sûr. Binda, notre directeur artistique, travaille sur le nouchi depuis 1993. Et chez nous il y a le « logobi tchatche », qui veut dire littéralement « parler pour se faire valoir ». C’est une façon de parler, de bouger, de s’exprimer, une poésie gestuelle. Quand on a vu le film Slam, avec Saul Williams, (slameur américain, acteur et co-auteur du film Slam sorti en 1997, ndlr) on s’est dit qu’on pratiquait le slam sans le savoir, nous on l’appelait « logobi tchatche ».

Afrik : Quel thèmes abordez-vous ?

Abadjan slam : On parle de la situation de l’Afrique en général, de notre vécu, de la situation sociale de ceux qui vivent dans les quartiers défavorisés. On évoque surtout des gens de la rue, ceux qu’on croise dans notre quartier, Abobo, souvent enfermés et marginalisés, c’est ce quartier de la périphérie qu’on veut représenter. Les jeunes y sont coupés de la tradition, ils ne connaissent que leur quartier, ils sont à 100% urbains. Les problèmes qu’ils rencontrent sont les mêmes que dans n’importe quel quartier sensible des Etats-Unis ou d’Europe, ce sont les mêmes réalités sociales, sauf qu’avec les problèmes économiques, chez nous, c’est encore plus dur.

Afrik : Vous jouez souvent à Abobo ?

Abadjan slam : Oui très souvent, c’est là que le spectacle est le mieux accueilli, parce que mieux compris. Ça nous fait plaisir de voir que les petits frères apprécient, on se dit que ça peut changer quelque chose dans leur tête, peut-être qu’ils se disent : « tiens, on peut faire comme eux… ».

Afrik : Vous jouez où ?

Abadjan slam : Dans la rue. Dès qu’on arrive, on lance des cris de guerre pour ameuter les gens, ils arrivent peu à peu et on fait le spectacle pour tout le monde.

Afrik : Comment réagit votre public ?

Abadjan slam : Ils sont quand même surpris de voir qu’on parle nouchi, car il n’y a qu’à Abidjan qu’on pratique cette langue, même si le nouchi est en train de s’étendre, en Afrique, et même un peu ici en Europe. « Gaou » par exemple, c’est du nouchi.

Afrik : Est-ce que certains jeunes ont souhaité vous emboîter le pas ?

Abadjan slam : Certains ont essayé mais ils sont surtout allés vers le rap, ils ont encore peur de s’engager comme on le fait car les choses qui viennent de la rue, en général c’est mal vu… Maintenant qu’ils voient qu’on est allé à Paris, au Canada, ça les encourage à se confronter au milieu de la culture. Ils voient aussi qu’on s’est engagé et qu’on a pas eu trop de problèmes, car je crois qu’on a trouvé la manière de faire pour ne pas trop déranger les autorités. On essaie d’allumer un peu cette volonté là : ressembler à quelqu’un pour pouvoir sortir de la rue. Notre réconfort, c’est de sentir qu’il y a des gens, des enfants qui nous écoutent, qui nous regardent, donc on a intérêt à bien faire, pour amener les autres à changer.

Afrik : Vous dites « ce qui vient de la rue est mal vu », pourquoi ?

Abadjan slam : Certains jeunes, lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes, sombrent dans la drogue, ou le banditisme, les braquages, les vols, les viols, et ne veulent rien faire d’autre. Ceux qui sont sous autorité parentale assimilent ce qui vient de la rue à la délinquance, donc ils essayent de se démarquer. C’est comme s’il y avait deux catégories. Parler de la rue, c’est une chose marginale, un esprit de rébellion, c’est anticonformiste, les gens ont peur de ça, car c’est pour les ratés. Notre combat, c’est de montrer qu’on peut faire des erreurs et se rattraper ensuite. A Abidjan, tout le monde parle le nouchi mais personne n’ose venir sur scène avec, et nous, jeunes urbains désorientés, on veut montrer ce code qu’on a créé et avec lequel on fonctionne.

Afrik.com : Ce n’est pas la première fois que vous vous produisez en France, quel regard portez-vous sur le public, ainsi que sur les slameurs français ?

Abadjan slam : On était en 1999 aux « Escales de Saint-Nazaire », puis en 2004 au festival « Rumeurs urbaines » de Colombes, on a joué à Rennes, Bordeaux, St-Brieux… Le public français est plutôt sympa. Quand il ne connaît pas quelque chose, il s’y intéresse. La culture et l’art sont bien reçus en Europe. Quant aux slameurs français, on apprécie Nada (un des premiers slameurs français) et Spoke Orkestra, un mouvement de slameurs. On aime leur travail car ils ont apporté leur propre touche en intégrant un orchestre, c’est très original, ils ne suivent pas la musique, ils déversent leurs mots sans aucune règle. Ils n’ont pas cherché à ressembler aux slameurs américains. C’est cette touche personnelle qui est intéressante, sinon on ne fait que de la copie. Et comme on dit, la photocopie se différencie toujours de l’original.

Afrik : Vous repartez à Abidjan dans quelques jours, quels sont vos projets ?

Abadjan slam : Bosser dur pour avancer, s’améliorer. A notre arrivée, on va jouer dans la rue, il faut qu’on continue de diffuser notre travail…

Afrik : Vous êtes diffusés à la radio ?

Abadjan slam : Non, ce qu’on fait ne rentre pas dans le cadre… Les radios préfèrent le coupé-décalé. Et puis nous, on est vraiment dans la culture de l’underground : pas de diffusion radio. On va dans un endroit, on joue, on diffuse…

Par Agnès Faivre

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