Un conte pahouin rapporte l’histoire d’un homme qui, au regret d’être né dans une famille nombreuse, alla vivre dans la forêt, au motif qu’il fuyait les palabres. Il ne prit part à aucune activité des siens, fût-elle triste ou joyeuse, au grand dam de ses frères. Or un deuil frappa le village. Le cadavre de la défunte fut transporté dans la forêt. Le but était de créer des palabres au solitaire puisque c’est précisément elles qu’il avait décidé de fuir, provoquant le courroux de ses frères. On le trouva, prostré derrière un buisson, mangeant goulûment des fruits sauvages. L’un de ses frères, sans se montrer, mima une voix de femme et supplia : « Homme, donne m’en un peu aussi, je meurs de faim».
« Non, non, non ! Fulmina le misanthrope. Si je vous ai laissé tout un village, c’est pour n’avoir pas d’histoires, retire-toi avec tes tentations de femmes. Je veux la paix. » La voix de la femme se fit insistante, tant et si bien que le solitaire fut bien obligé de se saisir d’un corossol qu’il lança en direction de la voix, en lui intimant de déguerpir sitôt qu’elle aurait reçu son fruit. Mais le fruit avait à peine franchi le buisson qu’un cri de détresse emplit la forêt : « Me wol’è-è-è-è ! Me wol’è-è-è-è-è ! On m’a tué ! Je suis morte ! ». Le solitaire s’irrita. N’avait-il pas prévenu qu’il fuyait les palabres ? Il finit par contourner le buisson et trouva une femme morte, le corossol posé sur le dos. Il chargea le cadavre sur ses épaules et emprunta le sentier du village, où il annonça son homicide à ses frères, instigateurs du faux homicide, qui restèrent imperturbables : « Que nous importe ! Tu nous as rejetés ! Tu craignais les palabres et maintenant tu nous en ramènes ?» Le chef auprès de qui le solitaire se rendit convoqua sa famille qui s’obstina dans son indifférence. Ils refusèrent d’instruire son procès. Le malheureux fut emprisonné et subit la peine capitale.
Voilà pourquoi nos ancêtres, pour nous inciter à partager les joies et les peines de la famille, nous ont laissé comme proverbe le titre de ce conte : « Un jour bon gré, mal gré, tu porteras le cadavre du haut des buissons». Ce misanthrope ressemble à s’y méprendre à celui qui est vraisemblablement le futur président de la république camerounaise : Franck Biya. Son nom condense à lui seul théories, espoirs, répulsions et fantasmes. Et dans l’opinion publique, il est perçu comme quelqu’un de bien distant, il n’a jamais brigué un mandat électif comme son cousin Bonaventure Assam, député extraordinairement populaire dans la région du Sud et dont les frasques dans la capitale ne sont que trop commentées dans les cercles mondains.
Et si c’était vrai ?
L’erreur commune ou seulement courante qui consiste à opposer les réseaux puissants qui se sont constitués sous l’empire de Chantal Biya, dont la mère, Rosette Mboutchouang, est maire de Bangou, dans les Hauts Plateaux, à la nonchalance supposée de Franck est franchement ridicule. Bis repetita est-on tenté de dire. Franck est en effet la personnalité dont le caractère se rapproche le plus de Biya, il n’a que faire des trafics d’influence et de la lumière des projecteurs. Il est à une ou deux exceptions près le seul dans sa fratrie à avoir poussé si loin ses études. En réalité, les observateurs exagèrent toujours les désaccords entre les élites, et dans le cas du clan Biya, la succession fera taire toutes les divergences intestines au nom de leur intérêt supérieur. Des blogs avaient relayé la fausse bonne information suivant laquelle Franck avait invité son père à ne plus se présenter à la présidence de la république pour l’échéance de 2011.
L’effacement de Franck devenait à ce point insupportable que certains Camerounais le lynchaient pour le plaisir de le faire exister davantage. Il était urgent qu’il descende de l’arbre sur lequel il était juché, qu’il revienne au village. On le croyait en apesanteur, il ne fallait pas qu’on le pense autiste. Et comme le dit un proverbe beti « ma sob a dzaal aa wowog mven » (littéralement : je rentre au village ne sent pas la pluie ; littérairement : l’impératif du retour se moque de tous les désagréments.) Ainsi, lors de la dernière campagne présidentielle, sa présence, à Douala et à Kribi, auprès de son père, a-t-elle revêtu une signification particulière.
Contrairement à ses apparitions antérieures, il n’est pas resté claustré dans la discrétion qu’on lui connaît. Il s’est offert des bains de foules et a pu mesurer sa popularité d’une manière telle qu’il n’est plus permis de douter qu’il ne faisait pas de la figuration. N’étaient les vagues révolutionnaires qui ont secoué le continent dès le commencement de cette année, sa présence, depuis quelques mois, aurait davantage été marquée, dans l’optique de la succession. Franck est bel bien l’alter ego de Biya, le dauphin que l’actuel président s’est choisi, cela crève les sens : il n’est pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir. Le président Biya avait été l’un des garants de la succession dynastique au Gabon, c’est donc qu’il ne désapprouve pas philosophiquement l’idée d’une succession politique ordonnée.
Quant à savoir si Franck saura faire la part du feu, tant il est vrai qu’il a des ennemis jurés, des ennemis naturels et qu’il héritera également des ennemis de son père, c’est là un sujet qui intéresse au premier chef ses stratèges et ceux qui le moment venu s’occuperont de la promotion de son image.
A-t-il l’envie et les moyens d’une telle succession ?
Il en a envie parce qu’il en a les moyens. On le décrivait comme désintéressé de la gestion des affaires publiques, nombre d’observateurs en ont déduit un peu trop hâtivement que le pouvoir l’indifférait. Ce qui est très improbable… Après avoir grandi sous les ors d’Etoudi, après avoir été l’objet de toutes sortes d’obséquiosités de la part des ministres les plus puissants du régime, comment peut-on imaginer qu’il n’y ait pas souvent pensé le matin en se rasant la barbe ? C’est un homme nouveau. Quant à sa supposée inexpérience politique, elle est, en même temps que sa jeunesse, un atout majeur. Qui dans l’opposition peut se targuer d’avoir une expérience dans la gestion des affaires publiques ? Et dans son propre camp,combien seront-ils, après avoir publiquement reconnu n’être que des créatures de Biya, après avoir rampé devant le fils du « nnom ngui », à vouloir l’affronter?
Après une première jeunesse particulièrement dense et agitée, il s’est racheté une conduite et est devenu un conseiller très écouté de son père. Au-delà de ce titre de conseiller, à partir du moment où untel est Président de la République, sa femme et ses enfants ne sont-ils pas ipso facto des personnages officiels ? Il a par ailleurs fait partie de plusieurs délégations officielles du Cameroun à l’étranger, notamment lors du Sommet de la Francophonie au Québec, le 17 octobre 2008, lors des premières négociations avec le groupe Rio Tinto Alcan, auxquelles il a été associé. Sans forcer, il est mieux connu des Camerounais que n’importe lequel de ses rivaux éventuels. Le RDPC est une coquille vide, un parti dont le siège est une émanation de l’Etat camerounais, avec des partisans qui sont des serviteurs de l’administration, des moyens qui sont ceux de l’Etat, un parti dont le seul ciment idéologique est le nom de Biya. Après Biya, c’est forcément un autre Biya qu’il faudra pour maintenir l’unité et, accessoirement, remettre ce parti à neuf, au risque couru d’avance de le voir imploser.
Pour finir, relevons avec Aragon que « l’avenir n’a pas déjà été vécu ». Tout ce qui est improbable reste possible, il y a toujours un principe d’incertitude, et si l’on ne veut pas admettre ce cas de figure, admettons qu’au moins quelque soit celui qui viendra à succéder au président Biya, cela sera un choc, une surprise. L’opposition n’étant pas prête à prendre le pouvoir dans le Cameroun que nous avons tous observé à l’occasion de cette présidentielle. Et Franck reste la surprise la moins surprenante en cette fin de règne.