A quoi pourrait-on comparer Christelle Fotso ?


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Enfin ! Enfin un nouveau genre de littérature voit le jour : dans un contexte où des livres maigres abondent (cf. Tourbillon d’émotion, Harmattan, 2011, 72p.), voici un livre gras ; alors que la signalétique des dialogues est devenue un dogme, arrive un livre où la parole se libère de tous les balisages de l’écriture romanesque classique. Résolument moderne, l’auteur ignore ce protocole qui pose les tirets et les guillemets comme un décorum. Alors que pullulent des livres pauvres, voici une œuvre riche ; alors que l’inculture irrigue jusqu’aux canaux les plus absolus de la culture, voici un livre enrichi d’allusions intertextuelles (Musset, etc.), de références savantes (Jean Valjean, etc.)

On en parlera encore dans 50 ans

Au plan esthétique, l’auteur ose et bouscule proprement les lignes. Cette iconoclastie est inconnue dans la littérature camerounaise, cette liberté avec les « canons » (si tant est qu’on puisse jamais asservir l’art, redéfinition permanente, à quelque règle que ce soit !) rend ce texte particulièrement avant-gardiste. Il s’agit d’un approfondissement du discours indirect libre, qui, en prenant ses distances d’avec le modèle théâtral et l’écriture dramatique, ouvre des perspectives narratives nouvelles… On ne résiste pas à la tentation du rapprochement avec le « Nouveau Roman » français, avec le monologue intérieur chez James Joyce… L’écriture de Christelle Fotso se ressent de l’influence de Marguerite Duras qu’elle dit apprécier ou de Louis-Ferdinand Céline qu’elle a probablement lu : rien ne se met en travers des phrases de l’écrivaine !

Si elle s’est libérée du formalisme de la composition, si elle s’est affranchie des incises et autres ruptures surabondantes d’incises dont raffolent les romanciers africains, c’est pour écouler à flux tendu sa prose. Cette prose à jet continu, ininterrompu, est tempérée par une perspective narrative qu’aucun Camerounais n’avait encore explorée : la focalisation interne variable, où l’on assiste à un changement de foyers, plusieurs personnages se succèdent, qui racontent chacun leur vécu suivant leur point de vue (le « Je » de confessionnal). La forme audacieuse a pour ainsi dire « préjudicié » sur le fond aventureux. Christelle a fait preuve du même culot quant à sa thématique. Il est généralement difficile d’échapper aux lamentations concernant l’inconstance en amour. Néanmoins, en lisant l’empreinte des choses brisées, j’ai dû me ranger à l’idée que si ces lamentations abondent, il est rare de trouver des romans qui embrassent aussi exclusivement le sujet de la sexualité qui, ici, est la religion qui mène au salut de l’Amour.

Pour prévenir le succès de scandale dont aurait pu être frappé ce roman, l’éditeur nous présente, en quatrième de couverture, un personnage (Sacha) comme androgyne. Avec cette parade très peu honnête, l’on fait passer pour hétérosexuelle, une relation qui est totalement homosexuelle. Léah fait une description qui ne laisse planer aucune espèce d’ambiguïté sur les appâts physiques de Sacha, sur sa beauté… Rien dans le roman, y compris les scènes sexuelles, ne laisse supposer une intersexuation ou une identité de genre virile chez le personnage. L’on ne peut pas imputer au seul éditeur cette tentative de falsification, il y a comme un déficit de vérité (le jugement n’est pas moral, mais purement critique) chez l’auteur qui s’inspire d’un procédé pictural bien connu (le trompe l’œil) et baptise ses personnages de noms « androgynes ». Sacha est bel et bien un prénom masculin (e.g. l’excellent Sacha Guitry ou l’inoubliable Sacha Distel), l’auteur a voulu jouer de leur ambiguïté, mais n’a pas suffisamment creusé les voix de l’équivoque.

Une galerie de miroirs de profils ressemblants

Andréa, le seul personnage masculin porte un nom de baptême si féminin et joue un rôle auquel les hommes auront peine à s’identifier. C’est sur son personnage que s’ouvre et se clôt le roman, à ce parallélisme des formes, s’oppose cependant une dissymétrie entre les deux parties du roman. L’on a le sentiment que Léah est épuisée par cette longue exclamation : waouh ! C’est en effet cet ébahissement qui constitue l’essentiel de sa trame narrative, elle s’émeut et s’excite de la beauté de Sacha, sans (curieux !) s’attarder à une véritable description physique : elle raconte au lieu d’écrire, elle écrit au lieu de composer, de donner de l’épaisseur à des personnages déconnectés de toute autre réalité que l’amour, des personnages obsédés (Andréa dans son attente, Léah dans sa recherche, Sacha dans sa fierté). De sorte que la deuxième partie apparaît comme un long épilogue.

ANDREA

Andréa a des attributs très féminins. Non pas du seul fait qu’il soit un artiste, un écrivain, mais surtout parce que, étant le seul dont on soit à peu près sûr qu’il est véritablement camerounais, il va dès l’entame du roman voir une voyante (« Sybille ») qui lui promet un amour improbable, qu’il passera sa vie à attendre plutôt qu’à chercher. Les hommes fréquentent assez peu les diseuses de bonne aventure, pour ceux qui le font, c’est essentiellement pour des raisons professionnelles ou de promotion sociale, pour des maladies, très rarement pour de l’amour.

Est-il possible d’aimer quelqu’un qui n’a fait que passer ? De ressentir ce qu’on ne voit pas ? D’exprimer ce qu’on ne sait pas ? Oui, c’est cela la magie de l’amour. Mais les personnages ont tout faux de croire qu’en amour l’on puisse jamais trouver l’absolu, tant l’homme est imparfait et la femme un être de déception

LEAH

Léah, manifestement le personnage central, a 28 ans comme Christelle Fotso, au moment où elle entamait l’écriture du roman, son prénom est l’anagramme de Christelle Nadia, et comme par hasard elle est avocate comme Christelle, là s’arrête toute comparaison objective. Léah est une inconstante qui dit aimer Andréa au départ, mais qu’elle trompera triplement à peine aura-t-elle rencontré Sacha : 1 – elle couchera avec une autre personne 2 –cette autre personne « appartient » à Andréa 3 – Cette autre personne est une femme.

C’est pourtant elle qu’on présente en victime à la toute fin du roman. C’est qu’il y a dans ce livre une débauche de sentiments faciles, d’émois prévisibles, de séparations attendues. L’amour à l’œuvre n’atteint jamais au tragique parce qu’il se nourrit d’orgueil, de jalousie, d’impatience, de mensonges, et d’obsessions physiques.

Ainsi, quand Léah dit : «Elle était tellement belle que sa beauté a tout détruit hors de moi», faut-il lire le non-dit : « à l’intérieur, rien non plus n’a été épargné»… Quand elle dit : « Ma prédisposition à trop penser paralysait mes espérances majestueuses », il faut comprendre que sa disposition à ne voir l’amour que sous le prisme du corps raccourcissait ses vues et ses espérances.

Sacha

Ce roman est traversé de part en part par la culpabilité de ces amants inconstants. Léah, en disant à Sacha : « Je te mets au-dessus de la morale et de mes convictions », si l’on considère la « chute », la fin de leur histoire, on en déduit qu’elle s’est trompée ou a menti, ceci n’est pas la moindre des contradictions de ces personnages dont l’épaisseur ne tient qu’à des émotions, à une sensibilité qui a manqué de déboucher sur du mièvre et du niais. Léah, Sacha, et Andréa se présentent réciproquement comme des êtres éloquents, mais l’éloquence n’a jamais rien résolu et en amour, ce qui compte, c’est ce qui est su, parce que l’on ignore. A trop vouloir sonder les dessous de tables, les notes, l’intimité du partenaire endormi, l’on finit par déboucher sur une relation abjecte… Ce roman est un roman pessimiste, mais d’un pessimisme gai, qui se clôt du reste sur une partie jubilatoire, où cynisme, pathétique deviennent des ingrédients d’un plaisir que le lecteur partage à son corps défendant, presque à son insu

A quoi faut-il s’attendre ?

Il ne s’agit pas d’un livre réjouissant, ce n’est pas heureux qu’on sort de ce livre, mais pensif. Avec quelque chose qui vous pend au cœur. Il ne nous évade pas, il nous ramène à nos réalités, à nos insuffisances amoureuses. C’est l’histoire d’amours mal vécues, d’amours avortées, interprétée par des personnages incomplets qui réduisent l’amour à des rapports de force.

Au total, c’est à une « dérangeuse », une « provocatrice », une « scandaleuse » qu’il faudrait la comparer. Voici un livre que j’ai commencé avec un a priori favorable, que j’ai parcouru le cœur battant, réfléchissant avec les narrateurs, me mêlant à leurs jubilations sexuelles, participant à leur euphorie. C’est un livre physique, où le corps devient, par une espèce de transsubstantiation émotionnelle « un ensemble spirituel qui communie avec [le] désir »

Dans le fond, écrire un bon roman, c’est très facile… Il suffit d’avoir une bonne idée de départ, un style, et un éditeur. Plus facile à dire qu’à faire ! C’est que les romans qui semblent les plus faciles à lire sont parfois les plus difficiles à écrire, celui-ci en plus est le tout premier d’une carrière littéraire qui s’annonce impressionnante.

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