En 1948, l’Empereur éthiopien Haïlé Sélassié Ier a offert une concession territoriale à toute la diaspora noire à Shashamane (200 km d’Addis Abeba). Mais ce sont surtout les Rastas, adeptes du retour vers la « Terre-Mère », qui se sont sentis concernés par l’offre du Négus. Toutefois, la population locale ne voit pas toujours d’un bon œil la présence de cette communauté, installée depuis 1963.
En 1948, l’Empereur Haïlé Sélassié Ier fait don à toute la diaspora noire d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud et des Caraïbes de 500 hectares sur la « Terre-Mère » éthiopienne à Shashamane, dans la vallée de Goba, à 200 km au Sud d’Addis Abeba. Si Shashamane rime aujourd’hui avec « rastaman », conformément à l’idée reçue largement relayée, cette concession territoriale ne s’adressait pas aux seuls Rastas, mais bel et bien à toute la diaspora noire. La donation traduit la reconnaissance du Négus pour l’engagement de la communauté noire auprès des troupes éthiopiennes lors de l’invasion du pays par les troupes mussoliniennes entre 1935 et 1941. À Shashamane, village perché sur une colline à 600 mètres d’altitude, les descendants d’esclaves bénéficient désormais d’une terre fertile pour s’installer dans le « Zion » et retrouver la terre de leurs ancêtres pour y mener leur « livity », mode de vie conforme à la philosophie rasta. Pourtant les Ethiopiens ne les accueillent pas vraiment à bras ouverts.
Descendant du roi Salomon et de la reine de Saba
Quels sont exactement les liens particuliers qui lient les rastas à l’Ethiopie ? Pour les Rastas du monde entier, l’Empereur Haïlé Selassié incarne la figure du Rédempteur. Né Ras Tafari Makonnen, son nom a inspiré celui du mouvement Rasta(fari). En 1927, Marcus « Mosiah » Garvey, ancien journaliste et prêtre évangéliste jamaïcain, fervent défenseur de la « black supremacy », annonce en ces termes la venue d’un roi noir : « Regardez vers l’Afrique où un roi noir doit être couronné. Il sera le Rédempteur ». Trois ans plus tard, Haïlé Selassié (« la Puissance de la Trinité » en amharique), chef tribal méconnu, accédait au trône d’Éthiopie en se proclamant « l’Élu du Seigneur, le Roi des Rois et le Lion conquérant de la Tribu de Juda » (Juda, un des douze fils de Jacob, ndlr).
Les défenseurs de la Suprématie noire ont alors entamé des recherches sur ce jeune roi (37 ans à l’époque) et ont découvert son ascendance royale : il est le 25ème descendant de l’union entre le roi Salomon et la reine de Saba. Ainsi, la prophétie de Marcus Garvey venait de s’accomplir. Cet épisode explique le fort lien culturel entre la diaspora et l’Ethiopie. Le royaume abyssin représente pour les adeptes du Rastafari la seule nation d’Afrique libérée du joug de l’oppresseur qu’ils désignent par le terme « Babylone ». Seulement, le pays se trouve envahi par l’armée italienne en 1896, puis à nouveau en 1935, contraignant l’Empereur éthiopien à l’exil. Cette situation éveille un sentiment pro-éthiopien parmi les membres de la diaspora africaine qui vient alors soutenir les troupes éthiopiennes.
Une terre en donation
« L’Ancien Testament, ouvrage de référence des Rastas, mentionne le mot « Ethiopie » à plus de trente reprises, ce qui permet d’établir un lien biblique avec ce pays synonyme de paradis sur terre. La Genèse évoque le ‘Jardin d’Eden’ que les Rastas associent avec l’Ethiopie », explique Brother Karl, président de la Jamaican Rastafarian Development Community of Shashamane (JRDC), organisation rasta basée à Washington. Et de poursuivre : « L’Ethiopie est le premier pays à avoir reçu l’Ancien Testament, et les Ethiopiens sont les premiers fidèles du Christ ».
« Repatriation is a must » (le rapatriement est une nécessité), thème récurrent dans les chansons de roots reggae, le rapatriement en Ethiopie constitue une problématique au cœur de la culture Rastafari. En effet, les Rastas voient en l’Ethiopie, qu’ils surnomment « Zion » ou encore la « nouvelle Jérusalem », un lieu de pèlerinage, la Terre Promise qui a vu naître leurs ancêtres.
Un rapatriement en masse, un soutien pour les Éthiopiens…
C’est ainsi qu’une dizaine de familles venues de la Caraïbe et des États-Unis se sont installées en 1960 à Shashamane, une soixantaine dans les années 80. Les premiers à avoir accepté le cadeau du Négus et à s’être déplacés en masse en direction de la « Terre Promise » sont les Rastafaris, se considérant comme les principaux intéressés de cette offre. « Mais seuls les plus fervents ont pu économiser suffisamment pour financer leur rapatriement », nous confie Brother Karl. En 2001, on comptait plus de 200 familles rapatriées dans le « Zion ».
L’intention qui sous-tend le besoin de rapatriement de la diaspora africaine en Ethiopie est avant tout de fuir « Babylone », le monde occidental synonyme d’oppression, pour venir soutenir le développement d’une terre sacrée dont le peuple est affaibli par la faim. « Nos frères ont voulu quitter Babylone, ce monde de violence et de sang, pour participer au développement de Mama Africa (l’Ethiopie). Ils y ont trouvé les bases leur permettant de mener une vie meilleure. C’est précisément au moment où nos frères éthiopiens sont dans le besoin que nous devons être présents », nous explique Brother Karl.
…mais aussi une difficile cohabitation
Sur les 500 hectares de terrain offerts par l’Empereur, seuls 50 sont concrètement revenus aux rapatriés de la diaspora. En effet, en 1974, le Négus entreprend la nationalisation d’une grande partie des terres d’Ethiopie, du fait des tensions naissants entre les familles rapatriées et la population locale. Par ailleurs, les Éthiopiens ne se sont pas montrés très favorables à l’arrivée massive de ceux que le « Lion conquérant » avait pourtant désignés comme ses « frères de sang », lors de sa visite en Jamaïque en 1966. « Certains Ethiopiens considèrent que leur terre a été donnée à des étrangers, des gens venus d’ailleurs, ce qui marginalise les populations ayant accepté l’offre introduite par la Land Grant (loi de concession territoriale). Cette situation a suscité chez certains l’envie et la jalousie envers les rapatriés. Car l’Éthiopie demeure un pays sous-développé qui accueille des populations bien loties en Occident. Et puis la population est jeune : 60 à 70% de la population a moins de 20 ans, et le plein emploi n’est pas encore d’actualité », explique Brother Karl. Ainsi, les descendants d’esclaves rapatriés en Ethiopie sont confrontés à la pression permanente de leurs pairs.
C’est pourquoi les immigrés de la diaspora tentent de « prouver qu’ils méritent la terre que l’héritier désigné de la lignée royale des Salomonides leur a offert. C’est là tout le travail de la JRDC qui entreprend, à Shashamene, divers projets et initiatives tels que la construction d’une école, l’enseignement de l’anglais… Nombreux sont ceux qui rêvent de venir en Ethiopie pour participer à sa reconstruction, et ces frères méritent que la terre qu’on nous a offerte leur soit restituée. Donné c’est donné!», conclut Brother Karl.
« Un melting-pot »
La communauté de Shashamane compte différentes mouvances du mouvement Rastafari chapeautées par la Fédération Mondiale Ethiopienne : les Nyahbinghi, les Bobo Ashanti, les Douze Tribus d’Israël, ainsi que tous les Rastas « indépendants ». « C’est un véritable melting-pot », commente Brother Levi, organisateur des cérémonies de commémoration du 60ème anniversaire de la naissance de Bob Marley (6 février) à Addis Abeba pendant tout le mois de février 2005. Et de poursuivre « A Shashamane, les Jamaïcains représentent la majorité des rapatriés, mais on trouve aussi des Rastas venus de la Martinique, d’Allemagne, de Suède et même du Japon ! ». Une population qui demeure en attente de la citoyenneté éthiopienne…
Par Sandrine Desroses