« La Bataille d’Alger », le film de Gillo Pontecorvo, a deux histoires. Face obscure : le film est interdit en France en 1966, censuré à nouveau en 1971. Face lumineuse : il est Lion d’Or à Venise en 1966, primé à Cannes, nominé aux Oscars. Les deux destins se rejoignent depuis l’année dernière, où le film a enfin repris droit de cité. Après une ressortie en salle aux Etats-Unis et en France en 2004, Arte le diffuse pour la première fois à la télévision. C’est jeudi et à ne pas rater.
Niché au cœur de la casbah algéroise, le bar est faiblement éclairé. On tombe sur lui au détour d’une ruelle tortueuse, comme c’est toujours le cas ici. La porte est grande ouverte et l’on entend les conversations feutrées des hommes attachés à savourer un thé fumant. Certains sont accoudés au comptoir, cigarette à la main. Le patron essuie les verres. Au-dessus de sa tête : une photo jaunie, mais qui attire l’œil immédiatement. Le portrait d’un homme jeune au visage comme taillé à la serpe et aux yeux noirs plus blessants qu’une lame de couteau. C’est Ali Ammar, plus connu sous le nom d’Ali-la-pointe. Le guérillero urbain, figure emblématique de la bataille d’Alger. Le chahid, « martyr », encore présent dans le cœur et l’esprit des Algériens, mort le 7 octobre 1957 dans l’explosion de sa cache, avec deux compagnons de lutte : un enfant, Omar Bou Hamadi, et une femme, Hassiba Ben Bouali.
Pour revivre les derniers instants de ces combattants, il y a le très beau et très nécessaire film de Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger. Le réalisateur y filme des scènes d’anthologie, notamment celles qui se passent dans cette cache, où la caméra est au plus près des visages des combattants. Mais La Bataille d’Alger ne peut se réduire à cela. C’est un film bien plus vaste, qui relate l’insurrection algéroise de 1954 jusqu’à la fin de la guerre. Et c’est un film dont l’histoire chaotique et mouvementée est à elle-seule digne d’un scénario !
L’aventure commence
Le réalisateur italien Gillo Pontecorvo a l’idée d’un film sur les « événements » d’Algérie bien avant que ceux-ci se terminent, son projet s’intitule à l’époque « Paras ». Mais son idée va attendre de rencontrer celle de Yacef Saadi, ex-commandant du Front de libération nationale (FLN) d’Alger, trois fois condamné à mort, gracié en 1958 par de Gaulle, et devenu à l’indépendance le créateur de Casbah Films, première maison de production algérienne. Il monte une co-production entre son pays et l’Italie en 1965. Gillo Pontecorvo s’embarque dans l’aventure. Pendant 6 mois, il se plonge dans les archives de police, interroge des vétérans des deux camps, recueille les souvenirs de Saadi. Il obtient l’autorisation de filmer sur les lieux même de la bataille d’Alger.
Il engage des comédiens non-professionnels, excepté Jean Martin, qui joue le rôle du colonel Mathieu à la tête des parachutistes, personnage qui rappelle de façon troublante le général Massu. Yacef Saadi joue son propre rôle et Ali-la-Pointe est interprété par Brahim Hadjaj,
un jeune berger analphabète repéré sur un marché. Le film hérite d’un style documentaire, imposé par l’étroitesse des rues de la casbah qui ne souffraient pas d’autre équipement qu’une caméra à l’épaule. Le noir et blanc renforce cette idée mais La Bataille d’Alger est bien un film de fiction qui n’intègre aucune image d’archives. C’est néanmoins un témoignage historique de poids qui s’ouvre sur une scène terrifiante de torture.
La censure et les bombes
Montrant les méthodes hideuses de l’armée française aussi bien que les attentats monstrueux contre les civils perpétrés par les membres du FLN, Gillo Pontecorvo a réussi un film honnête et impartial. Ce qui n’est pas de l’avis de tous. Le film est interdit en France à sa sortie. Il est pourtant Lion d’Or au Festival de Venise en 1966, prix de la critique au Festival de Cannes la même année. Il récolte également trois nominations aux Oscars (en 1967 et 1969, Meilleur film étranger, Meilleur réalisateur, Meilleur scénario) et un énorme succès public à sa sortie à Alger. Mais il n’obtient son visa d’exploitation en France qu’en 1971. Et à quel prix. A sa sortie, le Saint-Séverin, qui affiche le film à Paris, est plastiqué. A Lons-le-Saulnier, dans le Jura, un commando met l’écran en pièces et détruit la copie du film à l’acide sulfurique. Partout en France, le film explosif est retiré des écrans.
La renaissance a lieu en 2003. Le 27 août, le pentagone américain convie des officiers d’état-major et des civils à une projection privée… Confronté à la guerre en Irak, le pentagone souhaite alors « provoquer une discussion informée sur les défis auxquels les français ont dû faire face » en Algérie, selon le New York Times. Après une nouvelle sortie aux Etats-Unis en janvier 2004, il est sélectionné au dernier festival de Cannes, ressort sur les écrans français le 19 mai. Jeudi, il sera diffusé pour la première fois sur une chaîne hertzienne, Arte, enfin accessible au plus grand nombre. Alors que l’Algérie s’apprête à fêter les 50 ans du 1er novembre 1954, qui commémore la proclamation du FLN qui fixa les objectifs de la lutte armée pour l’indépendance, il est plus que jamais d’actualité de voir ce film.