L’incident survenu dimanche à Tunis, alors que des groupes non identifiés ont tenté de saccager les locaux de la chaîne de TV privée Nessma TV à la suite de la diffusion du film d’animation iranien Persepolis, a ravivé les fantasmes de la menace islamiste en Tunisie.
À deux semaines de l’élection pour la Constituante, la question se pose plus que jamais : qui sont les groupes islamistes qui existent en Tunisie, quelles sont leur force, leur popularité, leurs liens avec des pays étrangers, les menaces qu’ils représentent ? Des éléments de réponse sont apportés par Vincent Geisser, chercheur à l’Institut français du Proche Orient de Beyrouth, co-auteur avec Michaël Ayari de l’ouvrage « Renaissances arabes. 7 questions clés sur les révolutions en marche », éditions de L’Atelier, sortie le 20 octobre.
Afrik.com : À quelques jours de la première élection libre et démocratique en Tunisie, les débats sur place semblent tourner autour de trois points : le statut du prochain régime, la place de la femme, la laïcité. Sur ce dernier point, le premier article de la Constitution de 1959 stipule « La Tunisie est un État souverain et indépendant, sa langue est l’arabe et sa religion l’islam. La question est de savoir s’il faut retirer ou non cet article. La société semble très divisée à ce sujet ?
Vincent Geisser : Il est vrai que le processus de transition politique en cours en Tunisie a révélé de très nombreux clivages politiques mais aussi sociétaux concernant le rapport aux mœurs et aux valeurs. Toutefois, l’on commettrait une erreur d’interprétation, si l’on réduisait ces clivages à une opposition frontale entre islamistes et non islamistes car la société tunisienne est beaucoup plus complexe que cela. A l’heure actuelle, il n’existe pas en Tunisie une partie de la société qui serait « laïque » et l’autre qui serait « islamique » ou « islamiste ». Le pays n’est pas divisé en deux camps idéologiques. De ce point de vue, la Tunisie n’a jamais connu une laïcité d’État comparable à l’expérience kémaliste en Turquie. Il faut se rappeler que c’est au nom d’une conception réformiste et libérale de l’islam que Bourguiba, puis Ben Ali, ont entrepris un certain nombre de réformes audacieuses touchant au statut personnel (divorce, mariage, suppression de la polygamie et de la répudiation, etc.), à l’égalité hommes/femmes et à la place du fait religieux dans la société. Contrairement à une croyance entretenue par certains politiques et intellectuels occidentaux, la Tunisie n’a jamais été un État laïque. L’islam est religion de l’État et le fait religieux est constamment présent dans la vie officielle de la République tunisienne. Un tel héritage explique que de nombreux Tunisiens, y compris de gauche, restent attachés à la référence « musulmane » dans la future constitution du pays, la considérant moins comme une référence religieuse que comme une référence culturelle. On peut certes regretter que la Tunisie ne passe pas le cap de la laïcité en séparant clairement la Religion et le Politique dans sa constitution mais on ne peut pas aller non plus contre un certain état des mentalités, au risque de retomber dans une gouvernance autoritaire. C’est le paradoxe tunisien : l’attachement au sécularisme politique et institutionnel reste encore enserré dans le référentiel islamique. Et cette conception hybride du sécularisme tunisien est défendue, y compris par une partie des élites progressistes et par de larges secteurs de la population.
« Ennahda n’est pas un parti révolutionnaire islamique »
Afrik.com : Le parti Ennahda, qui a subi une vive répression pendant les années de Ben Ali mais également sous Bourguiba, semble représenter la première formation politique dans la Tunisie post-révolutionnaire. Comment expliquer ce succès ?
Vincent Geisser : Oui, la répression féroce qu’ont subie les cadres et les militants islamistes, au début des années 1990, fait que le parti Ennahda était devenu totalement invisible sur la scène politique intérieure. Avant la chute de Ben Ali, c’était un parti fantôme, dont la quasi-totalité des dirigeants étaient soit en exil, soit en prison, soit placés sous contrôle administratif. Le travail politique était donc impossible sur le territoire tunisien et les citoyens ordinaires soupçonnés de sympathie pour les thèses islamistes faisaient l’objet d’une surveillance étroite et d’une répression systématique. Comment expliquer alors ce retour aussi rapide et cette percée fulgurante sur la scène tunisienne ? Les islamistes entretenaient-ils des réseaux clandestins, ce que les spécialistes du renseignement appellent des « réseaux dormants » ? Je pense qu’il convient de dépasser cette vision sensationnaliste du « retour des islamistes ». Leur force politique actuelle repose principalement sur les réseaux de proximité, les liens familiaux et les sociabilités ordinaires. Les islamistes étaient certes réprimés mais les solidarités familiales autour des prisonniers politiques ont continué à fonctionner sous la dictature. Avec la chute du régime de Ben Ali, le parti Ennadha a pu donc reconstituer rapidement une base sociale et populaire, contrairement aux autres partis politiques qui étaient marqués par un recrutement élitiste (à l’exception du syndicat UGTT qui disposait lui aussi d’une base populaire). Par ailleurs, le parti Ennadha développe actuellement un discours conservateur qui a tendance à rassurer une partie de la population tunisienne inquiète pour son avenir. En ce sens, la force de conviction du parti Ennahda repose moins sur l’utopie d’instaurer un « État islamique » en Tunisie (le peuple n’en veut pas) que sur son programme conservateur et libéral qui se réclame de la révolution, tout en appelant à un retour à l’ordre : la révolution conservatrice en quelque sorte.
Afrik.com : Même si ce parti apporte des garanties quant au respect de la démocratie, de la place des femmes, du respect des minorités religieuses, représente t-il un danger ? De quelles formes ?
Vincent Geisser : Je le dis et je le répète : le parti Ennahda est un parti conservateur. Ce n’est pas un parti révolutionnaire islamique. Il n’a pas l’ambition d’installer en Tunisie une « république islamique ». Toutefois, certains de ses cadres et de ses militants peuvent être tentés de recourir à certains thèmes populistes sur les questions de société pour flatter la « fibre islamique » de l’électorat. En ce sens, même s’il faut se méfier des comparaisons hasardeuses, le parti Ennadha ressemble moins à la « démocratie chrétienne » qu’à la Droite populaire française, à la fois libéral sur le plan économique et ultra-conservateur sur le plan des valeurs. Les islamistes tunisiens ne sont ni des anges, ni des démons, mais des professionnels de la politique qui usent parfois de la démagogie pour mobiliser leurs soutiens et leurs électeurs.
« Les pétromonarchies redoutent par-dessus tout la démocratisation de la Tunisie qui pourrait constituer un extraordinaire modèle de liberté pour l’ensemble du monde arabe »
Afrik.com : En dehors d’Ennahda, il existe d’autres groupes islamistes en Tunisie, des salafistes notamment. Quels liens existent-ils entre eux et Ennahda ? Quels liens également avec les pays étrangers ? Quelles menaces représentent-ils ?
Vincent Geisser : Le spectre de l’islamisme tunisien est extrêmement divers. Toutefois, il y a encore peu d’études sérieuses sur la question, en raison de la censure totale qui prévalait sur sous le régime de Ben Ali. En ce moment, les médias tunisiens et européens parlent beaucoup des groupuscules salafistes qui seraient de plus en plus visibles dans l’espace public. Il est fort probable que des groupes salafistes aient grandi à l’ombre de la dictature. C’est d’ailleurs une thèse que j’ai toujours défendu : la répression contre les groupes islamistes conservateurs et libéraux risquait d’entrainer une radicalisation d’une partie de la jeunesse tunisienne. Faute de pouvoir s’identifier à des partis islamistes légaux et démocratiques comme Ennahda, certains jeunes se sont réfugiés dans le salafisme et certains courants fondamentalistes. En somme, la dictature engendre l’islamisme radical ou, du moins, le fait prospérer. C’est pour cela qu’il est important que les islamistes légalistes de type « Ennahda » soient très clairs dans leurs messages politiques et qu’ils se distancient sans ambiguïté des mouvances radicales dont le seul objectif est de faire échouer la transition démocratique. Or, malheureusement ces groupes salafistes bénéficient d’aides secrètes de certains milieux du Golfe dont le rêve est de casser la « petite démocratie tunisienne ». Les pétromonarchies redoutent par-dessus tout la démocratisation de la Tunisie qui pourrait constituer un extraordinaire modèle de liberté pour l’ensemble du monde arabe.
Afrik.com : Ce week-end, la chaîne « Nesma TV » a été attaquée par des islamistes, l’université de Sousse a été également occupée des par des islamistes à la suite du refus de l’administration d’intégrer une étudiante voilée. S’agit-il de cas isolé ou des dérives extrémistes en Tunisie ?
Vincent Geisser : Oui, ce sont des événements isolés mais dont les répercussions sont catastrophiques pour l’avenir du processus de démocratisation en Tunisie. Ces faits fortement médiatisés – y compris en France – laissent croire qu’il y aurait une nouvelle « menace islamiste » en Tunisie et un début de situation « à l’algérienne ». Sans forcément verser dans la théorie du complot, il ne faut pas exclure que ces groupes soient en partie manipulés par des officines sécuritaires qui ont intérêt à faire capoter la transition démocratique. Dans tous les cas, l’action violente a pour principale conséquence d’entretenir un climat d’insécurité. Bien sûr, la question du port du voile à l’université mérite un débat public. Les étudiantes voilées ne sont pas toutes des extrémistes et des filles fanatiques qui chercheraient à islamiser l’université tunisienne. Mais ce n’est pas par l’action violente que les Tunisiens trouveront un terrain d’entente mais par la médiation et le dialogue. De même, s’en prendre à une TV privée en menaçant d’incendier ses locaux et de frapper ses journalistes est une manière de jeter le trouble à la vieille des élections pour l’Assemblée constituante. Ces groupuscules islamistes nécessitent une véritable investigation sur leur identité, leur fonctionnement et leurs mobiles. Je remarque que l’on parle beaucoup d’eux mais personne ne se donne vraiment les moyens de les connaître. Est-ce des groupes autonomes ? Quelle est leur base sociale ? Par qui sont-ils financés ? Autant de questions qui méritent des réponses urgentes de la part des médias et des chercheurs sérieux. La réussite de la démocratie tunisienne passe aussi par une rupture avec « la dictature de la rumeur » qui a fait les beaux jours du benalisme.
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