C’est en pirogue, remontant le fleuve Ogooué, que le médecin blanc est arrivé à Lambaréné, alors en Afrique équatoriale française. Sur place, rien n’était prévu pour le recevoir : les missionnaires français, qui devaient lui construire une baraque de tôle ondulée, n’avaient pas su mobiliser la main d’œuvre nécessaire, ou ils avaient oublié, ou ils n’y croyaient pas. Alors, il a installé sa salle de consultation dans un ancien poulailler…
C’était il y a cent ans. Albert Schweitzer venait au bord du fleuve créer un hôpital afin de porter le secours de la médecine à des populations frappées notamment par la lèpre, la maladie du sommeil ou le paludisme.
Dr Schweitzer assimilé à l’épopée coloniale
Albert Schweitzer, un nom autrefois célèbre dans le monde entier, un nom que l’on préfère oublier aujourd’hui … Oui, il vaut mieux ne plus prononcer le nom du Dr Schweitzer, car ce nom, ce personnage, ce look même, sont assimilés à l’épopée coloniale. Albert Schweitzer charrie avec lui tout une époque disparue… Comment évoquer ce pasteur protestant qui consacra sa vie à l’Afrique ? Parler de lui, c’est dire les colonies d’Afrique où il a vécu, c’est dire l’humanitaire balbutiant, la médecine hésitante… Parler de lui, c’est évoquer une période que l’on préfère taire.
Mais sur place, dans le Gabon du XXIe siècle, le centenaire de l’arrivée du Dr Schweitzer que nous avons célébré il y a quelques jours, a été un événement. Je me suis rendu à Lambaréné, j’ai vu l’hôpital moderne, j’ai vu aussi la chambre et le cabinet de travail du Docteur, sa table, sa bibliothèque pieusement entretenues pour que le souvenir jamais ne meure.
Une lumière dans l’histoire du Gabon
Car là-bas, la gêne qui entoure le nom de Schweitzer n’existe pas. Le médecin alsacien reste une lumière dans l’histoire du Gabon. À Lambaréné, on parle encore avec passion du grand nganga, le chef-guérisseur. Chacun a une histoire ancienne à raconter sur ce village-hôpital où se développait une société fondée sur un soupçon de protestantisme, une pincée de philosophie asiatique et une pleine brassée de cantates de Bach joués à l’orgue. Mais en France, que nous a laissé en héritage le lauréat du prix Nobel de la Paix ? Il nous a donné la volonté de soigner ceux qui n’ont rien : « Le moindre sens moral nous oblige à rendre service à ceux qui, au loin, sont victimes d’une misère physique plus grande que la nôtre », écrivait-il. Et nous avons suivi sa pensée.
En 1971, nous étions dix-sept autour de Bernard Kouchner quand il organisait la première assemblée d’une nouvelle association : Médecins sans Frontières… qui conduira à un autre prix Nobel de la paix. L’ombre d’Albert Schweitzer planait évidemment sur notre petit cénacle enthousiaste. Sans en parler, nous pensions tous à l’homme de Lambaréné, nous nous engagions résolument sur le chemin qu’il avait indiqué…
Une obligation à « préserver la vie »
Hier comme aujourd’hui, ce chemin passe obligatoirement par son credo absolu : « le respect de la vie ». Cette philosophie entraîne une obligation à « préserver la vie », tâche à laquelle Albert Schweitzer a consacré sa vie entière. Au nom de ce respect de la vie, il nous a transmis la volonté de bâtir. Comme lui, nous voulons construire des hôpitaux pour apporter à des populations déshéritées la médecine de pointe. Pour aller au bout de cette mission, nous devons sans cesse mobiliser, crier, alerter… comme le faisait le Dr Schweitzer lui-même.
Sans le soutien du public, nous ne pouvons pas agir. Ce sont les donateurs qui nous donnent les moyens de l’action. Albert Schweitzer, qui prenait régulièrement son bâton de pèlerin pour traverser le monde et prononcer des conférences, avait compris que la célébrité avait un sens : celui de poursuivre son œuvre. En ce sens, rien n’a changé. Quand nous voulons créer un Centre du cœur à Phnom Penh ou un Hôpital pour la mère et l’enfant à Kaboul, nous devons, nous aussi, nous faire entendre, écrire, parler, commenter… Même si nous n’avons pas toujours le talent et la force de conviction qui étaient les siens.
Donner les mêmes chances à tous
Les raisons qui poussaient Schweitzer à s’engager il y a cent ans, demeurent aujourd’hui. Je dirais même que les progrès fulgurants de la médecine ont encore creusé le fossé ouvert entre eux et nous. Un enfant malade du cœur au Gabon ne peut pas être opéré sur place, la chirurgie cardiaque n’existe pas dans ce pays. Dans quelques semaines, j’irai à Roissy chercher le petit Victor venu du Gabon, cet enfant malade du cœur sera bientôt sauvé grâce à une opération dans un hôpital parisien… Mais pour sauver plus d’enfants, nous devons nous acharner à donner les mêmes chances à tous.
En 2013, nous ne nous contentons pas de construire, nous voulons former. La transmission des connaissances me semble la forme la plus aboutie du soutien médical apporté aux pays émergents. Les hôpitaux que nous créons là-bas seront un jour prochain, entièrement pris en charge par des médecins et des chirurgiens locaux. Et nous aurons vraiment réussi quand nous n’aurons plus besoin de nouveaux Dr Schweitzer.
Par Pr Alain Deloche